“543 manières d’accommoder les œufs” !

L’œuf est l’un des plus anciens “marqueurs” des systèmes culinaires. Ce qui nous permet de distinguer une culture culinaire d’une autre, c’est notamment la façon d’apprêter les œufs, l’art de les consommer, de les incorporer à toutes sortes de préparations…

En France, note Grimod de la Reynière dans son Almanach des gourmands (1804), on connaît « 543 manières différentes d’accommoder les œufs, sans compter celles que nos savants imaginent chaque jour ; car la cuisine est un pays dans lequel il reste toujours des découvertes à faire » ! La recherche de la variété et l’inventivité sont deux attributs de la cuisine française. Les œufs ne font pas exception, pour le plus grand bonheur des gourmands ovophiles. On les poche, on les frit, on les fait cuire sous la cendre, on les prépare brouillés ou en omelette, on bat les blancs en neige pour la pâtisserie, les jaunes servent de liaison pour les sauces.

L’énumération de quelques recettes du XVIIIe siècle fait figure d’inventaire à la Prévert : œufs à l’allemande, à la bonne-femme, à la bourguignonne, à la duchesse, à la commère, à la huguenote, à la jésuite, à la grand mère : on les apprête à là Périgord, à la régence, à la sicilienne, à la portugaise, à la suisse, à la sauce à Robert, à l’eau de roses, à l’estragon , au basilic, au blanc de perdrix, au blanc de poularde, à l’italienne, à l’orange, au lard, à la Coigny, au père Douillet, au soleil, aux truffes, au verjus, au vert galant – on les sert en crépine, en peau d’Espagne, brouillés à la chicorée, au jus, au coulis, aux pointes d’asperges, en filets, en rochers, en panade, en timbales …

Une géographie culinaire de l’œuf, nous ferait découvrir mille et une façons d’aimer les œufs : en « fritata », « çilbir », « œuf de cent ans (pídàn, 皮蛋 )», « œuf au thé noir », « scotch egg », « huevos rancheros », « pickled egg », « hangtown fry », « kuku ; du persan کوکو ».  A Séoul, les étudiants coréens raffolent des gyeran-ppang (계란빵; littéralement « pain d’œuf »), un petit muffin oblong coiffé d’un œuf mollet, cuit et doré au four, puis saupoudré de ciboulette.

La “culinarisation” des œufs trace des lignes de partage et permet de mesurer la « distance » entre les cultures culinaires.  Car en cuisine, l’étrange, le familier, ou l’exotique s’affirment bien souvent dans la façon de préparer les aliments les plus communs. Aux Philippines, par exemple, les rues de Manille abritent les petits vendeurs de « balut (higop, en tagalog) – un œuf fécondé dont le fétus est déjà formé, cuit à la vapeur, et dégusté en snack assaisonné de sel ou de vinaigre. Le bouillon qui entoure le fœtus est savouré à petites gorgées avant de peler la coquille. Le jaune et le poussin peuvent alors être croqués !

Dans la plupart des civilisations et des religions, l’œuf est investi de significations multiples :  symbolique, mystique, cosmogonique, diététique.  Dans l’antiquité, « l’œuf orphique » est sacré, « coupe d’immortalité » dont l’absorption faisait partie, selon Plutarque, des rites orgiaques de Dionysos. « L’œuf philosophique » des alchimistes est la « matière primordiale » et l’image même du monde. A la Renaissance, les théologiens chrétiens ont abondamment disserté sur la nature des œufs. Doit-on regarder l’œuf comme une “chair liquide” ?  L’œuf est-il un aliment gras ou maigre ?

En 1553, une bulle du pape Jules III autorisait de manger des œufs en Carême. Un relâchement des pratiques inadmissible pour les juges très catholiques du Parlement de Paris qui refusent de publier la décision du pape : ce serait « lâcher la bride aux hérétiques ». En France, le statut des œufs sera réévalué aux XVIe et XVIIe siècles : l’œuf devient peu à peu un aliment des jours maigres ordinaires, des jours que Rabelais appelle les « jours maigres entrelardés » (Pantagruel, 1532, Livre IV, LX).

En 1731, lorsque Chardin peint Le Menu de gras et Le Menu de maigre, les œufs figurent désormais au premier plan des aliments maigres. Une petite révolution, silencieuse, mais qui s’affiche dans les livres de cuisine :  Le Pastissier  françois (1655) propose déjà soixante façons originales pour « aprester toutes sortes d’œufs pour les jours maigres » – notamment, d’une toute nouvelle manière, appelée “aumelette” …   (A suivre)

La semaine prochaine : « Autour de l’œuf, opérateur culinaire »

Richard C. Delerins est anthropologue spécialiste des comportements alimentaires, chercheur à l’ISCC (CNRS) et cofondateur du Food 2.0 LAB. Il a publié récemment « La Révolution Food 2.0 en Californie : cuisine, génétique et big data », in L’Alimentation demain, CNRS Editions, 2016.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean-Baptiste Siméon Chardin , Le Menu de maigre, 1731

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