Il y a de multiples manières d’entendre une pièce musicale : par l’émotion qui est l’entrée la plus facile et nécessaire, par la technique et l’interprétation, voie chérie des musicologues (la cantate, la fugue voire l’opéra, le concert joués par tel ensemble dans telle circonstance), par l’histoire aussi. Mais qui connaît la porte des géographes ? Ils peuvent être émus, être impressionnés par la technique (qui ne l’est pas devant toute pièce de Bach ?), ils peuvent recourir à l’histoire. Mais qu’ont-ils à dire qui soit de la géographie de cette époque ?
(Ecouter la cantate en lisant cet article)
Nous répondrons à la question après avoir entendu « Gardez le silence, ne bavardez pas ! » qui est la dénomination officielle de cette cantate profane, l’une des plus connues de Bach et appelée tout simplement la Cantate du café.
Il faut juste savoir que le conflit entre les autorités (toutes les formes d’autorité) et les buveurs de café est grand dans les pays germaniques depuis 1670. Tous les essais tendant à interdire cette boisson noire d’origine turque, appelée moka ou « poison mordoré » ou d’en limiter la consommation, ont échoué.
Ici, Bach s’inspire d’un texte de Picander sur la « cafémania » qui s’est emparée de l’Europe. Cette saynète raconte comment un père, Schlendrian, tente de dissuader de la manière la plus forte, sa fille Liessgen de boire du café.
Soyez attentifs à la qualité des voix : le ténor du narrateur qui est l’écho anxieux de nos alarmes et vivre de bonnes intentions ; la basse paternelle, celle de l’apaisement des certitudes, celle qui parle d’habitude d’égal à égal avec Dieu et qui est ici, ébranlée par la jeune fille ; le soprano de Liessgen rappelle la félicité innocente, les joies célestes. Tous les rôles vocaux sont caractérisés par des syncopes, des ostinato, des notes répétées pour les arias de Schlendrian, des rythmes de danse et un chœur final qui couronne l’ensemble d’une aimable bourrée. Voici pour la partition émotionnelle. Elle est importante pour apprécier ce qui va se passer.
On peut écouter la Cantate du Café (dir. N. Harnoncourt)
Dans la foulée immédiate de ce dernier chœur à trois voix, il faut savoir que c’est une strophe qui a été rajoutée par J.-S. Bach qui ne voulait pas laisser penser que tout avait été gagné par le plus fort. Qu’il y avait une porte ouverte pour la volonté (qui sait si elle n’allait pas un jour arrêter le café, enceinte par exemple) et la miséricorde (Bach, luthérien convaincu, laisse toujours une place pour Dieu dans l’histoire humaine). (On retrouve cela aujourd’hui dans nombre de films américains dont on raille en Europe les « happy end ».)
Un chant (cantate) : l’émotion de l’Italie ?
Nous sommes encore sous le charme émotionnel de ce qu’on appelait une cantate comique, à l’époque. Comment, de l’angoisse posée par l’irruption d’une boisson qui a la couleur du diable et qui ensorcelle les femmes (qui aiment peu le vin) et les jeunes filles, Bach parvient-il à ce morceau d’une délicatesse et d’une audace qui nous épatent ? Bach est souvent raillé pour être un protestant austère. Il est rigoureux, certes, comment ne pas l’être quand on écrit des milliers de pages de musique, mais il aime la bonne chère, la compagnie (rappelons qu’il a eu tout de même vingt enfants de deux épouses, dont neuf lui survivront), qu’il travaille à cette époque de Leipzig dans un collège d’enfants en difficulté, le collège Saint-Thomas où il a du mal à enseigner la musique au niveau où il le souhaiterait et où on l’oblige à surveiller des études !
Bach a écrit ce qu’on appelle commodément des cantates « profanes » comme il en faisait pour les anniversaires de la cour de Dresde et de Weimar, pour la nomination des professeurs de l’université, les mariages, les fêtes du conseil ou de l’école. Certaines sont connues comme la Cantate de la chasse (pour l’anniversaire du duc de Saxe en 1713), celle des paysans ou celle du berger (1725). Celle du café l’est parce qu’elle a sans doute été jouée plusieurs fois, l’été à 16 heures dans les jardins de la Windmülhengasse que la « maison de café » (ainsi qu’on nommait les cafés à l’époque) Zimmermann possédaient hors les murs de Leipzig, et peut-être en hiver, rue Sainte-Catherine à 20 heures. Certains historiens penchent aussi pour la salle de bal de la Peterstrasse le samedi ou sur la place du marché le mercredi, voire le jeudi au Café Helwig. Ce qui peut intéresser le géographe est de savoir que Bach qui n’a jamais quitté l’Allemagne et assez peu voyagé loin (il faisait souvent des déplacements pour expertiser des instruments ou se faire recruter d’une cour à l’autre, voire s’occuper de ses enfants), allait de temps à autre à Dresde pour écouter des opéras (qu’il appelait quand il écrivait à son fils « les beaux petits chants de Dresde »), c’est-à-dire des opéras italiens dont il avait retenu les airs joyeux et la musique toute particulière. Les modes musicales circulent peu mais quand elles rencontrent des génies comme Mendelssohn, Bach, puis plus tard Mozart, c’est toute l’Italie qui s’invite à la musique des cours d’Europe. Il reste à faire une géographie sur la circulation des idées.
Leipzig : « Athènes-sur-la-Pleise » ou « Petit Paris » (Goethe) ?
Sans capitale aussi incontestable que Paris en France, l’Allemagne a eu des villes dont les fonctions ont changé au gré des fortunes marchandes, politiques et militaires. Leipzig est incontestablement une ville qui compte en Allemagne au début des années 1700. La « ville des tilleuls » (lipzk), Lindenstadt appelée parfois Philadelphia (terme repris par les francs-maçons très présents dans la ville en 1740), n’a guère plus de 28 000 habitants, elle n’est que la deuxième ville de Saxe derrière Dresde mais elle est une ville de foires depuis le XIIe siècle (il y a 90 auberges dans la ville à l’époque de Bach, 3 à 7 000 opérateurs de commerce de nationalité autre qu’allemande chaque année), elle a une université depuis 1409 et son suzerain est le prince électeur de Saxe. Leipzig est située dans une région assez instable avec des périodes d’occupation prussienne (notamment en 1745-46). Mais c’est une ville luthérienne qui avait adopté au 18e siècle le rococo et les charmes de la galanterie.
Dans un guide de 1725 retrouvé à la BNF, on recense à Leipzig huit cafés, vingt librairies (c’est le principal centre de commerce du livre en Allemagne). Leipzig est une ville riche, à son apogée car il n’y a pas dans la ville de gros conflit social et politique. C’est aussi une ville militaire avec un gouverneur (fonction militaire). Comme la capitale de la Saxe est à Dresde, il n’y a pas d’aristocratie qui inhibe les mélanges sociaux.
Le premier Café remonte à 1694, le Café Baum (fréquenté plus tard par Goethe, Liszt, Wagner) qui est très vite un lieu de rendez-vous et donnera l’idée à d’autres entrepreneurs comme Heinrich Zimmermann de s’y mettre aussi. Car les Cafés présentent l’avantage de n’exiger aucune contrainte sociale, comme dans les Salons où il faut être introduit, bien habillé, bien né.
Dans les maisons de café, le service du moka est bien contrôlé : l’Etat garde le monopole jusqu’en 1763 (fin de la guerre de Sept ans), d’où les taxes qui rendaient le produit cher et, de fait, réservé aux bons bourgeois.
La sociabilité qui caractérise le monde germanique se manifeste aussi par l’usage de concerts dans ces maisons. Le Collegium Musicum qui a été fondé par Telemann est une institution dirigée par J.- S. Bach entre 1729 et 1739, donnait à entendre à un public de mélomanes éclairés des cantates profanes et de la musique instrumentale : sonates en duo, en trio, pièces pour instrument seul, concertos pour violon, clavecin, hautbois… Leipzig et la ville voisine de Dresde attiraient alors de nombreux musiciens venus rencontrer le célèbre Cantor de Saint-Thomas. Ainsi, l’établissement du cafetier Zimmermann ouvre de vastes perspectives de répertoire: la musique de Bach et ses fils, celle de Telemann et des virtuoses et compositeurs de l’orchestre de la Chapelle de Dresde, ainsi que les œuvres des principaux compositeurs européens – dont la musique circulait alors sous forme de partitions copiées, transcrites, ou simplement exécutées par les chanteurs et instrumentistes itinérants de passage à Leipzig.
Pour la petite histoire, cette mode des Cafés a perduré et à l’université. Dans « Géographes en pratiques »de Gilbert Nicolas (Presses universitaires de Rennes), on lit un récit du voyage de De Martonne en Allemagne et en Autriche en 1897 pour y voir le fonctionnement de la géographie universitaire.
« A Leipzig, le Geographischer Abend, soirée géographique universitaire, qui a lieu une fois par mois, se déroule à l’étage d’une des grandes brasseries de la ville le Thüringerhof. On y vient écouter le compte-rendu d’une expédition scientifique, la présentation d’un livre ou les travaux d’un doctorant. »
Voilà donc l’ancêtre véritable des Cafés géographiques et on peut se réclamer à Saint-Dié d’une tradition qui remonte au XIXème siècle et vieille de plus de cent ans. A Berlin et à Vienne il y avait aussi des conférences dans une enceinte universitaire. Ensuite les participants se rendaient dans une Kneipe (un bistrot), pour prolonger les discussions et boire de la bière. A Leipzig, l’animateur était le géographe Friedrich Ratzel.
Un produit : le café qui enchante l’Europe
Le succès du Café en Europe centrale tient à une mode venue d’Orient mais dont le déclencheur dans la diffusion a été, pour cette région d’Europe, la défaite des Turcs à Vienne en 1683. Avec la raclée qu’ils prirent, les Turcs abandonnèrent le bétail en grand nombre, de gigantesques stocks de denrées alimentaires et, notamment, d’énormes stocks de café.
Pourquoi le café s’est-il propagé si rapidement ? Personne ne l’a bien écrit, mais les raisons en sont simples : les seules boissons sûres en Europe étaient alcoolisées, on se méfiait de l’eau dont on soupçonnait qu’elle véhiculait des maladies. Nombreuses étaient les femmes et les jeunes filles à ne pas aimer l’alcool. Le café avait l’avantage d’être une boisson excitante, non alcoolisée mais il fallait le boire dans des lieux où l’on grillait les baies (les brûleries) et où l’on savait l’infuser.
Le café, la plante comme le mot, est d’origine arabe (qwhwah) voir éthiopienne (nom d’une province au sud-ouest de ce pays, Kaffa). Les plants de café sauvage de Kaffa furent emportés en Arabie du Sud et mis en culture dans ce pays au 14e siècle avant son expansion en Amérique, via l’Europe.
Tout amateur de café doit connaître l’histoire (écrite par Nairone, savant maronite enseignant le syriaque à Rome en 1670) du chevrier Kaldi d’un couvent de religieux musulmans yéménites qui, vers 850, aurait suivi des chèvres particulièrement excitées qui consommaient des cerises rouges issues d’arbustes toujours verts. Les savants locaux firent le lien avec une migration d’Africains d’Abyssinie (actuelle Ethiopie) au Yémen du temps de la reine de Saba. Le café a été d’abord cueilli systématiquement en Ethiopie (et exporté vers l’Egypte) et cultivé pour la première fois au Yémen (où l’aire cultivée a atteint 50 000 ha). Le café était recherché dans les pays d’Islam pour supporter la longueur des services religieux, mais il fut prohibé par les plus orthodoxes. Malgré les pénalités sévères, son usage se développe en Arabie.
Les propriétés et usages du café ont été bien connus au 9e siècle, par un médecin arabe même si d’autres auteurs pensent que la culture du café au Yémen date de 575 après l’invasion perse.
Cela étant, les Arabes ont tout fait pour garder l’exclusivité de la culture (surveillance des pèlerins de La Mecque, ébouillantage des graines avant l’exportation pour les stériliser), etc. Ce qui rappelle de loin les procès – justifiés ou non que l’on fait aux Américains sur les plantes OGM stériles pour accroître la dépendance à leur égard –. Mais un pèlerin hindou mahométan, Baba Budan, dérobe au 17e siècle sept cerises de café, les coud dans sa robe et les plante à son retour à Mysore. Ces quelques graines auront une descendance prospère : l’Inde sera le premier producteur mondial de café au XIXe siècle.
En 1690, le Hollandais Nikolaus Witten accoste avec sa caravelle sur les côtes de Moka, débarque une quarantaine d’hommes, qui font une véritable razzia de plants de café, réembarque rapidement et s’en va planter son butin dans les Indes néerlandaises. De là, un arbuste est envoyé en Hollande au botaniste Commelin. Cet arbre donne des graines que l’on plante, sous serre, à Amsterdam. En 1713, à l’occasion de la paix d’Utrecht, le bourgmestre d’Amsterdam, De Brancas, offre quatre caféiers à Louis XIV qui les confie à Jussieu, conservateur du Jardin des Plantes à Marly, où celui-ci les met en terre et où ils se développent.
En 1721, un capitaine d’infanterie en garnison à la Martinique, Gabriel de Clieu, de passage à Paris, demande que lui soient confiés deux arbustes pour les planter dans son île. Il obtient satisfaction, les place dans une caisse de chêne recouverte d’un châssis faisant serre et embarque à Dieppe sur le Dromadaire. La traversée est mouvementée: un marin hollandais cherche à détruire les arbustes, De Clieu obtient qu’il soit débarqué à Lisbonne ; des pirates barbaresques attaquent le navire, De Clieu décapite le commandant des assaillants ; puis pendant une tempête effroyable, on jette tout ce qui peut alourdir le navire, y compris l’eau potable. Hélas, après le navire n’avance plus et il n’y a plus d’eau. Chaque passager ne reçoit qu’une tasse du précieux liquide par jour, tasse que De Clieu partage avec ses caféiers. L’un d’eux ne supportera pas cette pénurie d’eau, mais l’autre survivra, sera planté dès l’arrivée en Martinique et donnera une nombreuse descendance, puisque les Antilles françaises seront le premier producteur de café au monde au XVIIIe siècle. Les Portugais, installés dans ce qui devait devenir le Brésil, dépêchent le Lieutenant Colonel Francesco de Malo Palhéta comme ambassadeur auprès de Monsieur d’Orvillers, gouverneur de la Guyane, officiellement pour débattre du tracé des frontières, mais en réalité, pour obtenir quelques graines de café. Le gouverneur invite l’ambassadeur à déjeuner et, mis en confiance par la bonne chère et les bons vins, dévoile le but de sa mission et sollicite quelques graines. Refus très ferme : « Mon gouvernement m’a formellement interdit de donner ou de laisser sortir du territoire des graines de café ». Le repas se termine et l’on passe au jardin pour prendre le café. Le diplomate portugais offre son bras à Madame d’Orvillers. Il faut croire qu’il était jeune, beau et séduisant, car, en passant près d’un caféier, Madame d’Orvillers arracha quelques graines et les glissa dans la poche de son fringant cavalier en murmurant : « Le gouvernement français l’a interdit à mon mari, mais à moi, il n’a rien interdit du tout ». Voilà comment le Brésil est aujourd’hui planté de caféiers d’origine française.
L’histoire des plantations colombiennes est encore plus rocambolesque. Aux alentours de 1820, les dirigeants du pays incitaient les paysans à planter du café. Mais ceux-ci ne voulaient rien savoir. Un caféier demande cinq ans pour produire, Francesco Romero, brave curé du petit village de Salazar, eut une idée géniale : au lieu d’infliger en pénitence à ses ouailles venues à confesse quelques Pater et Ave, il les condamnait à planter trois ou cinq caféiers. L’évêque en fit une instruction pastorale et tous les curés se mirent à infliger le plant de caféiers comme pénitence. Et voilà comment la Colombie doit sa richesse caféière aux péchés de ses enfants.
La conquête du monde par le café n’est pas terminée. Aujourd’hui, certains pays plantent des caféiers, c’est le cas du Vietnam, devenu second producteur mondial, de la Chine et d’anciens pays soviétiques.
La naissance d’un besoin ?
L’habitude de boire du café ne date que de la fin du IXe siècle, époque classique de la médecine arabe. Avicenne en parle lui-même. Et l’éloge des qualités thérapeutiques du café (suppression de la toux, laxatif, remède contre la variole et la rougeole) l’emporte sur la liste des inconvénients (maux de têtes, insomnies, aphrodisiaque, mélancolie) voire des médisances (ulcères, impuissance, apoplexie).
Le café est autant perçu comme un médicament que comme une boisson (Louis XIV ne prend au petit déjeuner qu’un petit morceau de pain trempé dans un verre d’eau et de vin à la glace) qui ne s’imposera que lentement. Au départ, le café était infusé vert comme le thé, les grains n’étaient pas grillés. C’est au XIIIe siècle que les Arabes grillent et meulent les graines avant de les infuser. Si le café était préparé par les hommes, il servait alors à soulager les femmes de règles douloureuses.
La culture du café ne s’intensifia que lorsque le café passe de boisson médicinale et rituelle à une boisson de socialisation. Le premier Café « Khiva Han » ouvrit ses portes à Istanbul en 1475
Le café a été mal accueilli en Italie au 16e siècle où il fut dénoncé par des prêtres comme une invention de Satan. Le pape Clément VIII, curieux, goûte le breuvage pour trancher : « cette boisson est si délicieuse que ce serait dommage que les Infidèles en aient l’exclusivité. Nous rendrons fous Satan en le baptisant et en en faisant une vraie boisson chrétienne » (cité par Mauro, Histoire du café, Desjonquères, 1991). Néanmoins, dans les grandes villes italiennes, Rome et Venise notamment, la répugnance à inviter chez soi (l’univers domestique est celui des femmes et il y a le coffre-fort) expliquerait l’extension des cafés qu’un ordre des Inquisiteurs d’Etat contre ce « chancre social » en 1775 ne parvint pas à supprimer.
Le premier café est sans doute ouvert en Italie en 1645 quoique la première attestation d’un café à Venise date de 1683. Les villes portuaires (Marseille en 1644), universitaires (Oxford en 1652, Leipzig en 1696) voient le développement des maisons de café. Dans chaque ville, il y a un coup d’envoi : à Vienne et Paris, c’est l’ambassadeur turc qui est le prétexte d’une ouverture. Le café est populaire dans les ports où il s’installe dans les tavernes, plus bourgeois dans les villes marchandes ou en France où les consommateurs réclament du luxe (café grand et confortable, s’opposant aux caves allemandes ou aux stalles des clubs anglais). Mais partout, le café – pur – est une folie (dans les ports, il est moins cher) par son prix et il fait concurrence à la bière.
Tout ce que l’Europe compte de moralistes, d’économistes, de médecins donnent leur avis sur le café qu’ils encouragent à taxer, pour limiter la consommation (que seuls les riches peuvent s’offrir). En Allemagne, la maison de café est ressentie comme une mode française par opposition à la brasserie autochtone. Un journal paru à Leipzig en 1697 s’en plaint : « je sais que beaucoup de gens ici parlent italien, français, que des cercles croient nécessaire de parler français ? Puis-je demander, quand on m’appelle, qu’on le fasse en allemand ? ».
Le café eut des prescripteurs de qualité : Goldoni, aussi connu en Italie que ne le fut Molière en France, lui consacre une pièce de théâtre (Bottega del Caffé), Voltaire qui en buvait de grandes quantités (à son médecin qui le mettait en garde : « s’il en est ainsi, voici quatre-vingts ans que j’essaie de m’empoisonner ») ; Balzac qui en buvait jusqu’à trente tasses par jour ; les peintres comme Greuze, Cézanne (La femme à la cafetière), Manet, Matisse ; les compositeurs comme Beethoven, Rossini, Verdi et, plus proche de nous, Gainsbourg et sa chanson Couleur Café. Chez les politiques, si Louis XIV aimait le chocolat, Louis XV qui avait fait planter des caféiers à Versailles, torréfiait sa récolte, Napoléon avec ses sept cafetières en permanence sur le feu (« le café me ressuscite, il me cause comme une cuisson, un rongement singulier, une douleur qui n’est pas sans plaisir »). Et ces deux bons mots, l’un d’Alphonse Allais (« Le café est un breuvage qui fait dormir quand on n’en prend pas ») et Talleyrand : « Noir comme le diable / Chaud comme l’enfer / Pur comme un ange / Doux comme l’amour ».
Ainsi, pour les géographes, la Cantate du café de Bach sublime-t-elle la crainte que suscite une innovation comme une boisson noire dans un pays brassicole ; une boisson tonifiante mais non alcoolisée ; une boisson qui rend ses amateurs dépendants mais sans qu’on songe à parler d’une drogue ; une boisson qui va être à l’origine de nouvelles formes de sociabilité urbaine (si les villes du XIXe siècle qui connurent l’industrialisation à outrance, ont été vivables, c’est à cause des débits de boisson et, notamment, les cafés). Un produit qui va se fondre avec le chocolat dans la pâtisserie européenne et être à l’origine de nouvelles saveurs.
Un produit qui va devenir l’un des plus échangés dans le monde. Le commerce du café, de monopole, devient une affaire pour toute l’Europe du Nord qui l’exploite dès le XVIIIe siècle, dans le cadre des plantations coloniales. Asservissement au Sud, consommation au Nord : ce sont les germes d’une dépendance réciproque qui tourne à l’avantage des pays riches, constituant des monopoles de production, de commercialisation, de torréfaction, de distribution. La mise en place d’un cartel (APPC, association des pays producteurs de café) n’a pas permis d’enrayer la chute des prix depuis 1996, même si les politiques de qualité de l’Organisation internationale du café pour doper les prix ont eu quelques succès. En attendant les prix garantis, les Etats aident vaille que vaille les producteurs.
Sur notre petite table de bistrot comme sur le zinc du matin, après un repas convivial comme au détour de la journée, si le soprano suppliant de Liessgen à son père Schlendrian donne tous ses échos et ses éclats, alors Bach-musicien est-il devenu le temps d’une cantate Bach-géographe. Il y dépose une part de cette Italie qui l’enchantait à Dresde et Leipzig. Il y dévoile les ressorts d’une géographie très inégalitaire où le produit cher, à la mode, est celui qui vient de loin. Il sublime cette distance au sein d’une famille où les tempéraments entre père et fille sont portés à l’affrontement. Il nous rend cette étonnante histoire d’une boisson qui confine à la légende mais dont le lien entre l’Ethiopie et le Brésil, la Colombie et le Vietnam, tissé par cet intense commerce de sacs de café, est pourtant réel. Enfin, il nous donne à apprécier ce goût amer, rustique et envoûtant dans une boisson qui est devenue l’une des plus universelles. Et c’est ainsi que cette cantate est une merveilleuse leçon de géographie.
(Conférence prononcée à Saint-Dié-des-Vosges, lors du Festival international de géographie, 2004)
________________
Texte de la cantate (qu’on peut suivre en écoutant la version de Ton Koopman)
Événement : Cantate exécutée par le Collegium Musicum dans le café Zimmermann |
|
1 |
Récitatif [Ténor] |
Continuo |
|
Narrateur: |
|
2 |
Air [Basse] |
Violino I/II, Viola, Continuo |
|
Schlendrian: |
|
3 |
Récitatif [Basse, Soprano] |
Continuo |
|
Schlendrian: |
|
Liesgen: |
|
4 |
Air [Soprano] |
Flauto traverso, Continuo |
|
Liesgen: |
|
5 |
Récitatif [Basse, Soprano] |
Continuo |
|
Schlendrian: |
|
Liesgen: |
|
Schlendrian: |
|
Liesgen: |
|
Schlendrian: |
|
Liesgen: |
|
Schlendrian: |
|
Liesgen: |
|
Schlendrian: |
|
6 |
Air [Basse] |
Continuo |
|
Schlendrian: |
|
7 |
Récitatif [Basse, Soprano] |
Continuo |
|
Schlendrian: |
|
Liesgen: |
|
Schlendrian: |
|
Liesgen: |
|
Schlendrian: |
|
Liesgen: |
|
Schlendrian: |
|
8 |
Air [Soprano] |
Violino I/II, Viola, Cembalo, Continuo |
|
Liesgen: |
|
9 |
Récitatif [Ténor] |
Continuo |
|
Narrateur: |
|
10 |
Chœur (Terzetto) [S, T, B] |
Flauto traverso, Violino I/II, Viola, Continuo |
|
Ensemble: |
|
— |
|
French Translation by Guy Laffaille (August 2009) |