L’art de “manger seul” (1/2) : mukbang et ASMR

Doit-on apprendre à manger seul ?   En 2014, la chaîne d’information CNN dévoilait une nouvelle pratique alimentaire qui connait un vrai succès en Corée du Sud – le « muk-bang » (littéralement, manger et diffuser ) consiste à offrir en Live streaming sur internet des images de soi en train de manger, parfois pendant plusieurs heures. Park Seo-yon, jeune coréenne de 34 ans, surnommée la Diva, est devenue célèbre en partageant ses repas avec des milliers de « convives en ligne ».

La Diva coréenne a fait depuis de nombreux émules : Trisha Paytas à Los Angeles ou Lydie la jeune française de « Mange tout » ont lancé leur chaîne YouTube de mukbang et tiennent en haleine des centaines de milliers d’abonnés. Les vidéos « emotional eating » de Trisha, affichent des millions de « vues » : la jeune californienne se filme dans un corps à corps désespéré avec son addiction à la  « junk food ».  Plus subtile, Keemi, jeune blogueuse coréenne de 27 ans, séduit avec ses « mukbang ASMR » (acronyme pour Autonomous Sensory Meridian Response ou « réponse automatique des méridiens sensoriels ») ; il s’agit de vidéos culinaires filmées avec un micro ultra-sensible pour amplifier les petits bruits capables de provoquer des sensations intimes et agréables sous le crâne de celui qui écoute.  Keemi ASMR saisit sur le vif les « slurps », le léger crépitement des oignons qui rissolent dans la poêle, le croquant des concombres sous la dent … Tout un paysage sonore qui ravit le mangeur. Un herbier de “petits bruits” qui font résonner en nous les « plaisirs minuscules » de notre existence alimentaire.

L’apparition de nouvelles pratiques alimentaires – comme le “mukbang” – renvoie à la question plus fondamentale de  «ce que manger veut dire ? ». Traditionnellement, en Corée comme en France, manger, signifie « manger ensemble ». Le repas est un partage dont la codification varie selon les cultures, les religions, les systèmes familiaux. En Occident, les mots mêmes de compagnie, copain, compagnon renvoient littéralement au partage du pain (du latin cum « avec » et panis « pain »). Le repas est un temps de socialisation, mais aussi d’édification, de construction de soi. Dans l’un des premiers traités destiné à l’éducation des enfants, La Civilité puérile (1530), écrit par Erasme, un long chapitre est consacré aux manières de table : “dans un repas, il ne faut ni paraître triste ni attrister personne”. Manger seul est stigmatisé – c’est se mettre à l’écart du groupe, de  la communauté, se distancier, se marginaliser, ou pire, être ostracisé. Dans la culture occidentale, le mangeur solitaire est d’ailleurs souvent associé à la figure de l’ermite, du fou ou de l’homme sauvage.

GettyImages-108432811Aujourd’hui pourtant, l’un des grands paradoxes de nos sociétés hyperconnectées est le développement de nouvelles formes de “solitude”.  Sherry Turkle, chercheure au M.I.T, a analysé magistralement dans son ouvrage “Alone together” (en français Seuls ensemble. De plus en plus de technologies de moins de moins de relations humaines, 2015) la façon dont les objets technologiques redistribuent nos modes de sociabilités et nos identités. Le repas et l’acte de manger n’y échappent pas. L’ultra-connectivité de nos vies privées et professionnelles redessine l’architecture de notre intimité et l’expression de nos solitudes.

En 2014 aux Etats-Unis, 55% des déjeuners étaient pris seul, 32% des dîners – au total, plus de la moitié des occasions de manger sont prises seul(e).  Avec leur smartphone, beaucoup déjeunent ou dînent “solo” en compagnie de centaines d’amis Facebook …

 

Richard C. Delerins est anthropologue specialiste des comportements alimentaires, chercheur à l’ISCC (CNRS) et cofondateur du Food 2.0 LAB. Il a publié récemment « La Révolution Food 2.0 en Californie : cuisine, génétique et big data », in L’Alimentation demain, CNRS Editions, 2016.

 

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