Aujourd’hui, “manger seul” n’est plus vraiment perçu comme bizarre ou tabou. Virky, la trentaine, éditrice de mode à New York prend plaisir à être seule à table : « J’adore, c’est un moment à moi. Je prends un repas complet, avec des plats raffinés. Jamais de fast-food. Et j’aime sentir les regards posés sur moi ».
La plateforme américaine OpenTable a récemment révélé que les réservations dans les restaurants par des personnes seules ont augmenté de 62 % en deux ans. En France, le guide Fooding affiche désormais une rubrique « Manger seul ». Et les restaurants affinent leur offre en direction des mangeurs en “solo” avec la multiplication des bars à comptoirs agrémentés de chaises hautes pour pouvoir manger. Se trouver seul au comptoir offre une nouvelle dynamique au repas : on discute avec des inconnus, transformés en convives improvisés, on sympathise avec le barman (ou la barmaid).
Face à ce déplacement des sensibilités individuelles, les initiatives se multiplient : en 2013, à Amsterdam, a été lancé “Eenmaal” un restaurant éphémère ne proposant des places qu’aux personnes seules – un succès tel que sa créatrice Marina Van Goor a réitéré l’aventure à Londres.
Mais la revalorisation du fait de manger seul est aussi une expérience “intérieure”, profondément individuelle : pour certains, apprendre à manger seul est un mode d’édification de soi et peut changer notre vie. A la suite d’une révélation, un soir, seule dans un restaurant au Pérou, la journaliste américaine Simran Sethi – tel Paul Claudel décrivant sa rencontre avec la foi un jour de Noël à Notre Dame (“en un instant mon cœur fut touché et je crus”) – explique qu’apprendre à manger seule a changé sa vie. Célibataire, elle attendait inconsciemment quelqu’un pour partager ses repas (“Je me privais de l’opportunité de vraiment savourer la nourriture parce que je continuais à attendre d’être avec quelqu’un pour le faire”). Manger seule lui a permis d’investir son existence, d’être “présente à sa vie”, “d’être à l’aise avec elle-même”, de se faire honneur. Dans son livre Bread, wine, chocolate (2015) Simran Sethi décrit comment cette “pleine conscience” de soi dans l’acte de manger (“mindful eating”) nous relie au monde et aux autres vivants.
L’art de « manger seul » a pris récemment un tour nouveau en Chine, pays où manger ensemble est profondément ancré dans la culture populaire (des réunions de famille aux banquets d’affaires). Aujourd’hui, les millions de jeunes Chinois qui émigrent vers les grandes villes pour y travailler sont principalement des célibataires. Jeunes professionnels urbains, ils ou elles vivent seuls, dorment seuls et, mangent seuls la plupart du temps. Phénomène social nouveau en Chine, les “working girls” (dagongmei, 打工妹) des grandes villes sont devenues des sheng nu (剩女), des jeunes “femmes laissées-de-côté”.
En 2012, Yanni Cai, trentenaire, éditrice d’art à Shanghai, décide de créer pour les célibataires, une série de courtes vidéos en ligne intitulées “Eating alone” (Yi Renn Shin ) dédiées à “l’art de cuisiner pour soi-même”. Le succès est immédiat, viral – plusieurs millions de “vues” sur Youku. L’une des vidéos (superbement artistique) intitulée “Comment faire une gaufre de Liège” est devenue la référence du genre. Depuis, Yanni Cai a publié “Eating Alone” livre bestseller parmi les “millennials”. En Chine, l’art de “manger seul” a désormais ses lettres de noblesse.
Richard C. Delerins est anthropologue specialiste des comportements alimentaires, chercheur à l’ISCC (CNRS) et cofondateur du Food 2.0 LAB. Il a publié récemment « La Révolution Food 2.0 en Californie : cuisine, génétique et big data », in L’Alimentation demain, CNRS Editions, 2016.