Le Chef : paradoxal héros des écrans ?

561x360_chefs-serie-arnaud-malherbe-marion-festraets-france-2-11-18-25-fevrier-2015Le dernier épisode de la saison 2 de la série « Chefs » (joué par Clovis Cornillac et Hugo Backer) vient de s’achever, un an après la diffusion de la saison 1 qui, sur fonds d’un Paris de la Gastronomie, fut un succès public et critique : 8 nouveaux épisodes donc, pour le pire et le meilleur, nous ont dit les critiques.

Il ne s’agit pas ici de continuer ces critiques ni d’étudier la complexité des relations intimes des personnages, entre ombres et lumières, haines et amours mais plutôt d’évoquer ce que cette nouvelle fournée nous a dit du métier/vocation de Chef, de ses relations à son équipe (la Brigade), de ses rivalités et contraintes professionnelles, d’envisager ce qu’elle raconte de l’univers culinaire contemporain.

Duel de chefs, dispersion des motifs  

A partir du conflit d’un père, chef étoilé reconnu, et d’un fils, jeune chef à la fulgurante ascension, se sont dessinés au fil des épisodes des portraits contrastés de génies des fourneaux et de leurs collaborateurs. Au-delà du conflit parental au cœur de cette série une joute s’est donnée à voir : entre un chef emblématique et reconnu par ses pairs (mais ombrageux et sombre, un brin autodestructeur, qui ne cuisine plus mais cherche des frissons culinaires dans de troubles paris clandestins) et un autre, jeune taiseux insatisfait, écartelé entre sa colère filiale et son besoin fébrile d’être reconnu comme prodige créateur. Leur duel nous a donné à voir des approches différentes de la grande cuisine : au chef figure tutélaire et démiurge s’est affronté le chef expérimentateur et créatif ‘performer’. Au chef clanique s’est heurté le chef solitaire… Et à cette dyade se sont ajoutés, sur un mode mineur, d’autres figures : la chef femme qui se bat pour s’émanciper des tutelles, le cuisinier qui n’existe que dans le sillage d’un maître ou encore le cuistot de cantine qui, du jour au lendemain, apprend la haute cuisine …

aileoucuisse2Les fourneaux restent donc bien au centre de cette série « made in France » qui nous dit la dureté du milieu et de ses métiers, la face sombre de cet univers (très loin du côté bon enfant des téléréalités culinaires). Ainsi, même si l’ambiance de la série reste esthétique et romanesque (voir parfois aux limites de l’étrangeté), le propos n’en reste pas moins réaliste : des chefs (dont le réputé et controversé David Toutain) ont veillé au grain pour que les situations et les gestes en cuisine soient crédibles et respectueux des savoir-faire, pour que les plats présentés soient signifiants, représentatifs des tendances actuelles. Par ailleurs, dès le premier épisode, ont été questionnés tour à tour l’aspect financier de la restauration (opaques batailles d’investisseurs), les difficultés que rencontrent tant les professionnels aguerris (mais au bord de la faillite) que les jeunes porteurs de projets (en quête de soutiens de tout ordre), la disparition des bistrots de quartier au profit de luxueux projets (témoignant de la gentrification tant urbanistique que culinaire de Paris) ainsi que le sexisme en cuisine…

De plus, pour éviter les huis clos des seules cuisines gastronomiques, nous avons voyagé dans cette saison 2 (la saison 1 restait parisienne, centrée autour du restaurant « Paris »): les réalisateurs nous ont en effet invités à passer de la cuisine « haut de gamme » à la cuisine populaire dans tous ses états, de la cuisine urbaine à la cuisine en prison, de la cuisine pour un richissime émir à une singulière cuisine traditionnelle chinoise (dont les valeurs questionnent celles de la gastronomie occidentale)… et ceci au fil de péripéties plus ou moins probables où le monde de la cuisine déploie tous ses potentiels narratifs (lieu et  temps du pouvoir, du  désir, de la construction de soi, de l’espérance).

Le chef, figure cinf-vatelé et télégénique

La série s’inscrit donc dans un continuum : depuis plus de 40 ans les chefs séduisent les caméras, intéressent le cinéma qui nous a offert des portraits haut en couleur, du tragique au comique de situation, témoignant d’une société en mutation. Pour mémoire, Babette, la cuisinière exilée du film de Gabriel Axel (« Le Festin de Babette », 1973), le chef de « L’aile ou la Cuisse », mettant en scène la rencontre difficile entre la gastronomie traditionnelle et les débuts de la nourriture industrielle (de Claude Zidi, 1976), le Chef Vatel du film de Roland Joffre (« Vatel », 2000),  Hortense Laborie des « Saveurs du Palais » de Christian Vincent, 2012), figure inspirée de l’ancienne cuisinière du Président Mitterrand,  etc.

Le chef, en haut de la hiérarchie des métiers de la gastronomie, apparaît donc bien dans cette série comme cette figure ambivalente qui actualise nombre d’aspirations et de contradictions de notre temps : à la fois nostalgique d’une tradition et d’une grandeur perdues et courant après la nouveauté, à la fois respectueux des patrimoines et féru d’expérimentations transgressives.  Entre tentation du geste artiste (au risque du ridicule) et désir de retour aux origines (le chou farci), il apparaît bien comme cet être éminemment contemporain, fatigué d’être soi et incertain de son devenir.

Dominique Pagès est membre du Food 2.0 LAB et enseignante au Celsa-Paris Sorbonne, Laboratoire GRIPIC.

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