Le soleil chauffe, le rosé coule, le poisson grille, les corps bougent (ou pas), les cerveaux sommeillent (ou pas). Et les questions essentielles ne manquent pas de surgir au moment de préparer le repas: faut-il que je sale l’eau de cuisson des crabes pour accélérer l’ébullition ? Est-ce bien raisonnable de manger des huîtres à cette période ? Ne suis-je- pas en train d’intoxiquer ma famille avec ces côtelettes grillées au barbecue ? Pourquoi mon tzatziki est-il aussi amer ? Reconnectons quelques neurones le temps de cuisiner, avant de repasser en mode oisif, les pieds sous la table et les coudes en dehors.
L’eau de cuisson des crabes (ou des pâtes ou des pommes de terre ou de tout ce que vous voulez) : petite leçon de physique.
Il est n’est jamais trop tard pour tordre le cou à quelques idées reçues: non, ajouter du sel à l’eau de cuisson n’accélère pas son ébullition dans les conditions culinaires usuelles. Explication: la vitesse à laquelle on amène un liquide à ébullition dépend de trois paramètres: la quantité d’énergie que l’on apporte au récipient, la “réponse” du liquide à cet apport d’énergie, et la température d’ébullition du liquide. Partant du principe que nos plaques de cuisson sont ce qu’elles sont et font ce qu’elles peuvent, intéressons-nous aux deux autres paramètres afin de jauger leurs éventuelles différences entre une eau salée et une eau non salée.
La température d’ébullition d’abord: il se trouve que l’eau salée a une température d’ébullition plus élevée. En effet, en se solubilisant dans l’eau, le sel crée des liaisons intermoléculaires qui stabilisent l’eau dans son état liquide, avec comme double conséquence de baisser son point de congélation (d’où l’ajout de sel sur les routes l’hiver pour faire fondre la glace) et d’augmenter son point d’ébullition. Dans quelle proportion ? Faisons le test: si on ajoute 100g de sel à 1L d’eau (oui, c’est beaucoup, mais on veut forcer l’effet), on mesure une ébullition à environ 102°C ; mesurable, mais finalement peu spectaculaire; et les crabes (pâtes, pommes de terre, etc.) seront immangeables. En effet, une eau de cuisson est généralement salée à environ 1% (soit 10g pour 1L; pour comparaison, l’eau de mer est salée à environ 3%), beaucoup trop faible pour mesurer une quelconque différence…
La “réponse” de l’eau à l’apport de chaleur : elle est basée sur une grandeur nommée capacité thermique (ou capacité calorifique) qui correspond à l’énergie qu’il faut apporter au système pour augmenter sa température d’un degré. C’est d’ailleurs ainsi qu’a été défini historiquement la calorie, comme étant “l’énergie nécessaire pour élever de 15 °C à 16 °C la température d’un gramme d’eau pure”. Or, il se trouve que la capacité thermique de l’eau salée est inférieure à celle de l’eau douce… mais là encore dans des proportions totalement anecdotiques si l’on considère la quantité de sel que l’on peut raisonnablement ajouter à notre eau de cuisson.
Bref, salons pour le goût, et laissons la thermodynamique en dehors de tout cela !
Un dernier détail pour les gastronomes les plus pointus: on trouve aujourd’hui dans les épiceries de multiples sels qui, s’ils sont tous majoritairement constitué de chlorure de sodium (NaCl), n’en révèlent pas moins des différences esthétiques et gustatives subtiles : sel gemme, sel de mer, gros sel, sel fin, fleur de sel, sel de Guérande, sel rose de l’Himalaya, sel noir d’Hawaï, sel de Maldon, etc. Le sujet mérite un article en soi (que nous ne tarderons pas à produire); en attendant, pour ce qui nous intéresse ici, c’est-à-dire saler une eau de cuisson, soyons clairs: le cuisinier avisé utilisera le sel le moins cher qu’il a sous la main, bien conscient que les subtilités gustatives susmentionnées seront de toutes façons totalement noyées dans le bouillon et indétectables même aux papilles les plus averties. Toute tentative d’agrémenter son court bouillon avec un sel rare est donc tout simplement du pur gâchis qui relève du pêché de préciosité culinaire des plus condamnables…
Christophe Lavelle est chercheur au CNRS et au Muséum National d’Histoire Naturelle, à Paris. Il est également formateur à l’ESPE pour les professeurs de cuisine et co-fondateur du Food 2.0 LAB avec Gilles Fumey et Richard C. Delerins.
* Illustration : Déjeuner des canotiers, Auguste Renoir, 1880