Figures du Chef Cuisinier : l’éventail des possibles

Suite aux articles sur les Chefs cuisiniers et leur médiatisation publiés par le Food 2.0 LAB, la revue Quaderni a sorti fin septembre, un long article de l’un de nos membres (1), dont voici une synthèse augurant d’autres textes à venir, tant la figure du Chef et ce métier semblent voués à des évolutions à la fois symboliques, culturelles, organisationnelles et technologiques dans les prochaines années …

La figure du chef en cuisine: un lieu commun de la communication culinaire.

Ces dernières années, divers documentaires, séries télévisées et films nous ont incités à réfléchir aux évolutions de cette figure du chef, à penser la valorisation de certaines de ses postures et de certains de ses attributs, aux dépens d’autres. De récents travaux universitaires ont étudié sa mise en scène télévisuelle (ainsi l’ouvrage de Olivier Roger) et plus génériquement médiatique au fil du temps : ils ont ainsi alimenté les recherches des sciences de l’information et de la communication portant plus généralement sur l’alimentation (envisagée par elles en tant qu’objet de discours, de récits et d’images) et sur la mise en circulation de l’alimentation dans l’ensemble des supports et des canaux médiatiques (des beaux livres aux séries, des fictions aux documentaires, des blogs aux réseaux sociaux).

Certes, l’article nous rappelle combien l’histoire de la gastronomie française est intimement liée à celle de ses grands chefs – qui ont notamment accompagné le passage d’une cuisine de cour à une cuisine bourgeoise puis à une nouvelle cuisine dont les soubresauts ont marqué les précédentes décennies: « Dans l’imaginaire social, le grand chef c’est traditionnellement celui qui porte l’art culinaire à son apogée et qui reste à la recherche d’expériences gustatives singulières. C’est aussi celui qui commande en cuisine, se fait respecter, voire craindre. » Mais il s’intéresse avant tout à d’autres représentations, moins « attendues » et construisant un autre regard sur cette figure. En effet, il se propose de cerner les contours d’ une mutation figurative des chefs en écho de celle des valeurs, normes, situations et relations qui la déterminent: celle-ci semble actualiser les actuels questionnements sur le renouvellement de nos systèmes alimentaires et sur une transition alimentaire encadrée par les autorités publiques. De là, l’article, après avoir déployé un éventail de figures contemporaines du chef (en esquissant une catégorisation thématique), étudie, de manière plus approfondie, les formes d’engagements publics et citoyens que le chef cuisinier met en scène…  avant d’esquisser un questionnement sur  le jeu d’influence en œuvre, entre les figures du chef engagé et celles du mangeur citoyen.

L’engagement des chefs

Sont donc étudiées les représentations mettant en scène un chef « engagé », le plus souvent « hors les murs », c’est-à-dire agissant en dehors de sa cuisine ou de son restaurant (dont l’absence est hautement signifiante). Au fil de ces analyses figurales, il s’agit d’illustrer et d’éclairer ces engagements, apparemment dispersés, en se référant notamment aux logiques d’évaluation qui s’intensifient dans les mondes de la cuisine, de la gastronomie, de l’alimentation (qui demandent des « preuves » de qualité et aussi d’innovation de plus en plus tangibles) mais aussi aux mutations culturelles et sociales de ces mondes.

  • Le chef pédagogue: une figure du chef (grand ou ordinaire) qui s’impose donc, au fil d’actions dans divers lieux d’enseignement et de restauration publique… mais aussi à l’occasion de nombreux évènements se déployant à différentes échelles (locale, nationale, internationale). Au fil de ces interventions pédagogiques et éducatives, le chef semble vouloir combler (du moins partiellement) une place: celle de parents qui cuisinent moins, ont moins de légitimité pour prescrire un modèle alimentaire;
  • Le chef et la science (ou du moins ‘et le scientifique’): à une époque d’innovation permanente, l’enjeu renouvelé de cette alliance semble double : questionner les normes et les routines de nos manières de cuisiner ; montrer en quoi la science peut contribuer concrètement aux progrès de la cuisine: mais de nouvelles perspectives s’ouvrent pour cette dyade, ici à peine esquissées;
  • Du « militant social» au «révolutionnaire» : cette figure est la plus contrastée de toutes, tant dans ses formes que dans ses registres, le chef démultipliant les actions pour témoigner d’un engagement sans réserve dans le combat pour le « manger sain », « le manger mieux » et « le manger durable »: en s’engageant face aux risques climatiques; en luttant pour défendre la biodiversité; en défendant les terroirs et les bons produits; en encourageant une distribution vertueuse; en favorisant les sociabilités et la responsabilité alimentaires; en luttant contre le gaspillage alimentaire; en innovant en termes de recyclage; en privilégiant donc l’éducation, de la vulgarisation et la transmission… Si l’article décline nombre d’actions exemplaires, il cherche à aller plus loin qu’une simple description accumulative, en reliant toutes ces actions autour des enjeux d’une refondation de la chaîne alimentaire;
  • Le chef à la rencontre des mondes de l’art : les chefs ont longtemps été mis en scène pour leur maîtrise des techniques et des contraintes de la cuisine: mais aujourd’hui semble aussi prisée par les médias et les acteurs de la culture (via diverses médiations éditoriales et numériques) la dimension exploratoire de leur travail, la libre association d’idées qui le porte, leur acceptation de l’imprévisible, leur avant-gardisme… Divers exemples contrastés   en témoignent (Ferran Adria, Gagnaire, entre autres);
  • Le chef, un créatif parmi d’autres : est brièvement analysée la célébration médiatique de certains traits de personnalité (volonté, obstination, intelligence, aura, maîtrise de soi, détermination, capacité à se remettre en question, autonomie…), de certains comportements et attitudes (autonomie, curiosité, enthousiasme, empathie, prise de risque, agilité, quête d’innovation et de dépassement,…), mais aussi d’attributs symboliques des chefs (signes corporels et vestimentaires de la créativité); autant de caractéristques qui se déclinent par exemple via des documentaires (plus ou moins hagiographiques) et peuvent être corrélés à la définition contemporaine du « talent » (au cœur des industries dites créatives); le chef serait donc bien un créatif parmi d’autres;
  • Du chef voyageur au voyageur culinaire : dans cette perspective des attitudes « créatives » contemporaines, une petite sémio-anthropologie des voyages des chefs est déployée au fil de quatre approches du chef en voyage… sur lesquelles un article à venir devrait revenir plus longuement.

Comment interpréter cet éventail chatoyant des possibles? Deux hypothèses se dessinent et se répondent: celle d’une stratégie bien huilée de communication orchestrée par des conseillers en communication spécialisée (multiplication des agences sur ce créneau) et celle d’un engagement public des chefs se mettant au service de stratégies publiques de développement territorial renouvelées.

Du “personal branding” …

Avec les réseaux sociaux et la montéé des industries créatives  faisant des talents et de la créativité leur « carburant », le personal branding des chefs s’est actualisé et conforté.  Le personal branding, pour rappel, c’est l’addition d’une réputation et d’une identité professionnelles, c’est l’amplification et l’élargissement d’une présence médiatique via un maximum de canaux (il se veut holistique): gourmand de contenus, il repose sur un story-telling particulièrement puissant qui cherche à « faire des chefs des pôles magnétiques de l’attention collective en convoquant archétypes et mythologies ». Si cette hypothèse est confortée, ce n’est pas celle que l’article investit plus avant.

 A la communication publique

Car ce passage du chef, de la cuisine aux espaces publics et médiatiques (jusqu’à la surexposition), s’éclaire aussi par l’actuelle structuration de politiques publiques: autour des questions nutritionnelles et de santé alimentaire (depuis les années 2000), mais aussi d’agriculture urbaine et de valorisation économique et patrimoniale de la gastronomie… Politiques publiques centrées donc sur une relecture voire une refondation de nos systèmes et modèles alimentaires dans une perspective tant sanitaire, culturelle, patrimoniale que touristique… et avant tout « durable ». Ainsi sont étudiés et illustrés: l’engagement social et la défense des cultures culinaires « nationales» par les chefs à travers le monde; leurs actions en termes de patriotismes culinaires, de gastrodiplomaties et leurs implications actives en termes de défense et de valorisation des patrimoines locaux…

De là, une réflexion s’ouvre sur la capacité des chefs à oeuvrer pour la reconnaissance de l’alimentation comme bien commun, sur leur rôle croissant dans les réflexions des « villes qui mangent », le chef étant de plus en plus envisagé comme un « ferment d’urbanité » (notamment à partir d’une évocation des nouvelles scènes urbaines où ils apparaissent).

Cet article, fourmillant d’exemples, devrait donc ouvrir à de nouvelles investigations, soucieuses de comprendre les évolutions d’un métier, d’une figure sociale et culturelle, de ses compétences et des formes de son inscription dans l’espace public.

Dominique Pagès est enseignante et chercheur au CELSA-Paris Sorbonne, Laboratoire GRIPIC et au Food 2.0. LAB.

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(*) « Figures du Chef Cuisinier (1): de la créativité culturelle à l’engagement sociétal et public »; Quaderni, n°94.

 

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