Des fourmis sur une crevette : René Redzepi et Noma au Japon

image« Ants on a shrimp », c’est à la fois le sous titre anglais d’un documentaire qui vient de sortir sur les grands écrans, ‘NOMA au Japon : (ré)inventer le meilleur restaurant du monde‘ (sélectionné aux Berlinades 2016) et le nom du premier plat (des crevettes fraîches vivantes au sel de fourmi) de la liste des 14 du menu que le chef danois René Redzepi et sa brigade ont concocté pour les 30 000 clients du Mandarin Oriental de Tokyo (sélectionnés parmi les 58 000 réservations) et ceci sur 6 semaines. Mais c’est aussi peut-être un symbole : le sel de  fourmis d’inspiration nordique relevant le goût du crustacé japonais.

Dans un premier temps, questionnons l’histoire, les contenus et les promesses ambivalentes de ce talentueux documentaire. Dans un prochain article, nous donnerons place à nos impressions cinéphiles et aux ouvertures induites par ce film.

Pop up culinaire : une performance culinaire

Ce long métrage de 93 minutes nous invite à découvrir en actes l’univers et les processus créatifs de NOMA (www.noma.dk), ce restaurant danois sacré en 2010, 2011, 2012 et 2014 « meilleur restaurant » du monde par le classement (certes controversé, à l’initiative de la marque San Pellegrino) du  magazine Restaurant – TOP 50. Dans le cadre d’un pop up au Pays du Soleil Levant, René Redzepi et son équipe  se posent ce défi : 6 semaines donc pour (ré)inventer en terres culinaires inconnues le ‘meilleur restaurant’ du monde. De là, le documentaire va relever tant de l’escouade, du raid, de l’opération que de l’expédition à risques…

dsc_0031Le réalisateur Maurice Dekkers est un journaliste et réalisateur néerlandais, cocréateur d’un populaire programme de téléréalité (Keuringsdienst van waarde, une sorte de ‘contrôle qualité’ télévisuel). Il a aussi accompagné par un documentaire (Mission consumers agency – CIA) la valorisation internationale de barres de chocolat « anti esclavage », Tony’s Chocolonely, très commenté sur le web. Avec « NOMA au Japon », il propose, en réponse à une invitation du chef danois, le récit d’un restaurant éphémère dont les objectifs (affichés et seconds) sont à questionner. Ce trip culinaire à l’initiative du chef danois starisé (proposé à la chaîne hôtelière asiatique Mandarin Oriental) rend compte avec énergie et finesse d’un singulier événement : concocter un menu de 14 plats dont nous ne découvrirons le contenu qu’à la toute fin,  une carte unique et totalement novatrice, en harmonie avec la culture japonaise, sur la base de produits issus de l’archipel… Pour assurer cette performance,  le chef a fermé son restaurant de Copenhague pendant deux mois : une équipe de 70 personnes a assuré la recherche (expérimentale), la mise en oeuvre et la réalisation.

Filmer le processus de création

dsc_0043Ce qui intéresse tant Dekkers que Redzeni, ce n’est pas vraiment le résultat final  mais plutôt de rendre compte du processus de création : le chef est un artiste (et pas seulement des fourneaux), son équipe est composée de talents cosmopolites et contrastés ; le film qui veut saisir à vif ce talent collectif en acte et l’effervescence créatrice liée à la situation propose une élégante mise en scène, faisant subtilement alterner portraits et interviews, courses après la montre et saynètes de voyages insulaires. Il propose aussi un bref et évocateur retour aux origines en revenant à Copenhague où l’on entrevoit le restaurant situé dans un ancien entrepôt du quartier Christianshavn (NOMA: la contraction entre Nordisk – pays nordique – et Mad – nourriture) et nous rappelle à la volonté première de Redzepi de réinventer la cuisine nordique et scandinave (co-auteur avec Claus Meyer notamment d’un manifeste locavore, New Nordic Cuisine Manifesto), de revisiter radicalement cette cuisine, à la fois rude et sensuelle, sauvage et inventive.

Cette plongée dans les coulisses danoises porte donc en creux celle au Japon, autrement plus périlleuse : les nerfs et les heures y sont mis à rude épreuve car il ne s’agit pas de faire du « NOMA » mais de mettre à l’épreuve du Japon les savoir-faire méticuleux des danois.

Une équipe créative : tous pour un, un pour tous ?

bloom-gin-cocktail-popup-sydney-film-festival-ants1Le documentaire montre ainsi la mécanique qui anime les grands restaurants mais il dresse aussi le portrait d’hommes (et d’une femme) singuliers, se surpassant  à la demande du chef, tendus dans une quête de dépassement de soi. Ils sont présentés voire se présentent comme des êtres volontaires, de tempérament, un brin rebelle (ainsi Lars, le chef tatoué et le cheveu en bataille).

Le clan est totalement impliqué et soudé, dévoué au maître (Redzepi), dans lequel chacun a confiance (aucune contestation, aucun doute malgré ses sévères remises en question): on voit une équipe cosmopolite et créative chercher, expérimenter, se surpasser…  non sans malaise parfois.  Le chef a lancé un défi qu’ils n’ont tout d’abord pas bien compris et cela éveille en eux les paradoxes de l’injonction créative : tensions, fatigues, doutes se lisent sur les visages, l’incompréhension affleure. Ils doivent se surpasser pour cette création  culinaire éphémère, sortir de leur zone de confort, assumer et dépasser les impasses, réinventer leur art… mais sans orientation claire.  Même si Redzepi les pousse (sans violence surjouée) dans leur retranchement, leur degré d’engagement reste total…

Un regard déférent et malicieux sur le Japon

800x-1Le documentaire rend aussi compte de leur recherche hors les murs: l’équipe  va parcourir le Japon, ses forêts et marchés, en quête des bons produits, de produits aptes à traduire et à adapter le concept  NOMA au Japon; s’ouvre une chasse aux trésors naturels et aux traditions culinaires locales, à la rencontre des légumes, des fruits et des produits de la mer japonais, au cours de laquelle les chefs cueillent aussi de nouveaux savoirs et sont poussés dans certains retranchements. Il s’agit de ne pas tricher en reprenant des recettes connues, en scénarisant à la japonaise des tours de main appris, mais bien d’aller à la rencontre de la culture culinaire japonaise.

Les scènes extérieures contrastent avec la minéralité de Tokyo (vue du luxueux et discret Mandarin Oriental) : elles révèlent certaines méthodes d’investigation de l’équipe du NOMA  en termes de recherche de saveurs, de senteurs, de textures ; elles nous font découvrir par petites touches les richesses légumières, fruitières, florales de Nagano, Okinawa, Fuokawa… Enfin, elles rendent, certes furtivement, un hommage à la philosophie de l’éphémère japonaise.

Une aventure prévisible : ‘Guys we are opening’

La forme dramatique du film repose sur un suspens: vont-ils réussir à relever le pari (qu’ils se sont lancé) ? Si l’opération filmée est construite comme une aventure et si la tension finale (le risque de l’échec ultime) ouvrent le film, on connait la fin dès le début … Dekkers a choisi de finir son documentaire juste au moment où le restaurant ouvre,… bel et bien (et pour le meilleur), ses portes au public.

Les plats n’apparaissent qu’à la toute fin comme de simples citations photographiques mais les noms éveillent néanmoins les papilles : agrume à l’huile d’algues, tarte aux palourdes d’eau douce, muso de tofu et de noix, fudge de Saint Jacques, etc. Mais pour autant ce ‘happy end’ nous laisse sur notre faim… A suivre.

Dominique Pagès est membre du FOOD 2.0 LAB et chercheur au CELSA-GRIPIC- Paris Sorbonne.

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