Musique et Art culinaire : les rhapsodies du goût (2/3)

Au delà de l’inspiration, le dialogue entre musique et art culinaire se prolonge sur la question essentielle de l’harmonie.  L’histoire commence en 1755, lorsque le Père Polycarpe Poncelet entreprend d’appliquer aux “saveurs” les règles de proportion harmonique des sons : « Les saveurs, écrit-il, consistent dans les vibrations plus ou moins fortes des sels qui agissent sur le sens du goût, comme les sons consistent dans les vibrations plus ou moins fortes de l’air qui agit sur le sens de l’ouïe : il peut donc y avoir une Musique pour la langue et pour le palais, comme il y en a une pour les oreilles ».

Poncelet développe les bases de la « musique savoureuse » dans son livre, la Chimie du goût et de l’odorat : « Sept tons pleins, écrit Poncelet, sont la base fondamentale de la Musique sonore ; pareil nombre de saveurs primitives sont la base de la Musique savoureuse, et leur combinaison harmonique se fait en raison toute semblable ». Tout comme en musique, le système de notation savoureuse possède ses Partitions, son langage, ses règles de composition – dans la musique sonore les tierces, les quintes et les octaves, forment les plus belles consonances : mêmes effets dans la musique savoureuse.

Prenez par exemple, le citron avec le sucre, “vous aurez une consonance simple, mais charmante en quinte majeure : mêlez l’acide avec le doux, le suc de Bigarade, par exemple, avec le miel, vous aurez une saveur passablement agréable, analogue à :  A….C….ut….mi…1…3… tierce majeure.  Mêlez l’aigre-doux avec le piquant, la consonance sera moins agréable, aussi n’est-elle qu’en tierce mineure : pour la rendre plus agréable, haussez ou baissez d’un demi ton, l’une ou l’autre saveur, ce qui revient au dièse et au bémol, et vous trouverez un grand changement”.

Pour expérimenter ses théories sur l’harmonie des saveurs, Poncelet fit construire un petit orgue portatif “à la fois acoustique et savoureux” qui comprenait deux octaves complètes de tons et demi-tons : il transpose alors en langage des saveurs toute une série d’accords (majeurs, mineurs) et imagine quelques “arrangements”.

En un mot, le cuisinier est devenu un « compositeur de saveurs », un symphoniste qui doit connaître la nature et les principes de l’harmonie, s’il veut exceller dans son art, dont l’objet ultime, souligne Poncelet, est de « produire dans l’âme des sensations agréables ». Dans les ouvrages culinaires de la seconde moitié du XVIIIe siècle, apparaît alors la notion d’harmonie des saveurs. Dans La Science du Maître d’Hôtel Cuisinier (1749), Menon, le grand cuisinier des Lumières, l’écrit : « il règne entre les saveurs une certaine proportion harmonique, à peu près semblable à celle que l’oreille aperçoit dans les sons, quoique d’une espèce différente ? Si cela n’est pas, qu’on me dise pourquoi tel mélange de saveurs révolte l’organe du goût, tandis que tel autre le flatte agréablement ». Bref, palais fin et oreille absolue se partagent désormais la recherche du « bon goût ».

Aujourd’hui, la « cuisine note à note » promue par Hervé This s’inscrit dans le fil de cette longue histoire. Elle s’inspire de la musique électroacoustique dont le processus de création permet l’invention de nouveaux sons à partir d’un ensemble de sons, dits purs, ayant une fréquence et une amplitude propre. Le cuisinier “note à note” imagine ses recettes non pas avec des ingrédients classiques (viandes, poissons, légumes, fruits) mais avec des “composés purs” – des notes ou saveurs de base. Les composés purs sont à la cuisine note à note ce que les “sons purs” sont à la musique électroacoustique.

En 2017, la startup  IQEMUSU (anagramme de musique) est la première à proposer des ingrédients pour cuisiner note à note – avec une gamme de 24 notes savoureuses : Amrise, Baliquin, Carez, Copesca, Flose, Naha, Sfumo … A Varsovie, le restaurant “Senses” dirigé par le chef Andrea Camastra offre un Menu entièrement note à note. Et parmi les créations culinaires récentes, le “Chick Corea” de Pierre Gagnaire  (créé en l’honneur du jazzman) est un véritable plat de « free jazz » !

[ A suivre …  ]

La semaine prochaine : « la recherche de l’harmonie des saveurs et des sons – autour du concept de synesthésie ».

Richard C. Delerins est anthropologue spécialiste des comportements alimentaires, chercheur à l’ISCC (CNRS) et cofondateur du Food 2.0 LAB. Il a publié récemment « La Révolution Food 2.0 en Californie : cuisine, génétique et big data », in L’Alimentation demain, CNRS Editions, 2016.

Deux exemples de partitions savoureuses ou recettes composées “note à note” : (1) gauche, “Chick Corea” par Pierre Gagnaire ; (2) droite, Lauréat 2014 du concours international “cuisine note à note”.

Bookmarquez le permalien.

FOOD 2.0 LAB : Articles récents

Les commentaires sont clos.

“Roastbeef”, “beefsteak”, “bifteck” !

Le Kebab, ce plat européen qui nous rassemble

La course aux “saveurs”

La Cité du Vin : carrefour et parcours d’interprétation libre

Plutôt crus ou cuits, vos tardigrades ?

Parcours gourmands (2): Vers des médiations renouvelées ?

Cuisine française végétarienne : une affaire compliquée ?

« Food Coop » au-delà du film : défis urbains et aventures humaines

“Lever matin n’est point bonheur. Boire matin est le meilleur” (Rabelais)

Urbainculteurs (1) : avez-vous votre “permis de végétaliser” ?