Pour son nouveau programme, le Forum des images propose, à travers 75 films et de multiples conférences et rencontres exceptionnelles, d’explorer la façon dont nous représentons et pensons la nourriture dans nos images.
L’acte de manger inspire le cinéma dans des registres très variés : du burlesque (Panique à l’hôtel de William A. Seiter) au film d’anticipation (Soleil Vert de Richard Fleischer) en passant par la comédie (La Grande cuisine de Ted Kotcheff), le documentaire (Les Festins imaginaires d’Anne Georget) mais aussi l’animation (Otesanek de Jan Svankmajer). Croisant l’intime et le collectif, le terrestre et le spirituel, manger traduit notre rapport au monde et le thème du repas au cinéma offre des possibilités infinies de mise en scène.
A travers fictions et documentaires, les cinéastes n’ont eu de cesse de représenter et de questionner ce que l’on ingère, depuis nos modes de production jusqu’à nos rituels de consommation. Manger a beau être un besoin primaire, il ne se réduit pas à une simple fonction nutritionnelle. Avec ses dimensions symboliques, sociales, économiques et politiques, l’acte de manger nourrit de nombreux récits cinématographiques et constitue un imaginaire à part entière.
Au programme en mars
Sur grand écran, les scènes à table sont autant d’instants révélateurs de ce qui se joue entre les hommes. Rapports de force, de classe et de domination ne manquent pas d’éclater au grand jour (Gosford Park de Robert Altman, La Règle du jeu de Jean Renoir). Composante de notre art de vivre, manger suppose de nombreux codes et manières que les cinéastes explorent avec gourmandise pour mieux les remettre en cause (L’Ange exterminateur de Luis Buñuel).
Expérience sensorielle qui peut conjuguer les extrêmes, de la délectation au rejet, manger libère les esprits autour de la table, ouvrant aussi la voie à l’inconscient et aux non-dits (Salé, sucré d’Ang Lee, Festen de Thomas Vinterberg).
Mais se restaurer est également et avant tout synonyme de partage et célèbre la convivialité
(Le Festin de Babette de Gabriel Axel, Les Gens de Dublin de John Huston, Le Goût du riz au thé vert de Yoshiro Ozu).
Bien souvent la nourriture cristallise tous les plaisirs et s’ouvre à la sensualité (Amore de Luca Guadagnino, Jambon, Jambon de Bigas Luna), voire à l’érotisme (Tampopo de Juzo Itami). Toutefois celle-ci peut faire écho à un versant plus complexe et plus sombre de la sexualité (La Boulangère de Monceau d’Eric Rohmer).
Au programme en avril
Le cinéma questionne les limites fixées par l’homme dans la fabrication, la production et la consommation des denrées alimentaires. Ainsi, le rapport à la nourriture est régi par des prescriptions intimes, sociales et culturelles (Bianca de Nanni Moretti, René d’Alain Cavalier).
Le clonage, la génétique (Wallace et Gromit, le mystère du lapin garou de Nick Park et Steve Box, Cloud Atlas d’Andy et Lana Wachowski) et l’agro écologie (Les Moissons du futur de Marie-Monique Robin) sont autant de thèmes abordés par le cinéma pour alerter sur les seuils à ne pas dépasser quand on se met à transformer, voire breveter le vivant.
La nourriture est également source d’inspiration cinématographique à travers le tabou ultime qui hante nos imaginaires : le cannibalisme (Trouble Everyday de Claire Denis, Antropophagus de Joe d’Amato, Nouvelle cuisine de Fruit Chan).
Pour en savoir plus, la bande-annonce
Et un très bon article des Inrocks
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Post nutrimentum, animal triste
TB critique de N. Luciani, Le Monde, 25 mars 2016
Mon repas ne se termine pas lorsque je n’ai plus faim, explique l’humoriste américain Louis C.K. dans un sketch. Il se termine quand je me déteste. ” ” Manger ! ” : c’est le titre de la foisonnante programmation de films et de séries que propose le Forum des images, à Paris, jusqu’au 14 avril. Certes, elle illustre abondamment les joies du bien-manger (Tampopo), l’initiation au grand art culinaire (Julie & Julia) et l’utopie sociale autour d’une table (Le Festin de Babette). Mais, au revers du plaisir, on trouve plus d’un cas où la chère est triste, le repas sinistre, l’après-repas marqué d’une morosité post-coïtale voire suicidaire : c’est plus inattendu et, bien qu’un peu amer, peut-être plus intéressant.
René pourrait reprendre à son compte la maxime de Louis C.K. Au début du film d’Alain Cavalier qui porte son nom, on le voit choisir amoureusement un plateau de fromages assez garni pour subjuguer une quinzaine de gourmands, auquel il s’attaque ensuite en solitaire, avant de dégainer, en guise de digestif, la lettre de rupture laissée par sa compagne.
D’autres troubles alimentaires agitent Les Soprano. Le 11 mars, lors d’une conférence intitulée ” Dans le ventre de Tony Soprano “, le critique Emmanuel Burdeau relisait la sériedans une double perspective nourricière et digestive : chez le parrain du New Jersey, la nécessité d’éliminer un traître de ses rangs est traduite comme un transit douloureux consécutif à un mauvais repas.
Au-delà de la sphère mafieuse, la nourriture et les repas mettent souvent en exergue des relations difficiles avec le pouvoir. Présentant un double programme Chabrol, le critique Jean Douchet rappelait que le repas, chez le réalisateur, était l’occasion d’étaler tout le rêve de la bourgeoisie sur un brillant couvert. Le détestable parvenu de Que la bête meure lançant : ” Ce ragoût est tout simplement dégueulasse ! ” à sa femme ne pourrait mieux exhiber son insatiable faim de décorum. Le cas de l’épouse trop parfaite incarnée par Isabelle Huppert dans Merci pour le chocolat est plus complexe. L’appartenance à une famille l’obsède, mais c’est dans un rapport de classes que cette obsession se révèle : elle seule, et non la cuisinière, prépare le chocolat chaud qu’elle administre comme un philtre d’amour.
Même lorsque l’on joue avec la nourriture, ce n’est pas vraiment drôle. Pourquoi Charlot ferait-il danser les petits pains dans La Ruée vers l’or sinon parce qu’il n’a aucun compagnon avec qui les rompre ? Quant à Roscoe (Fatty) Arbuckle, c’est pour tromper l’ennui de ses journées laborieuses qu’il improvise avec son comparse Buster Keaton des chorégraphies insensées en cuisine dans Fatty cuisinier, en 1918. Le tableau ne s’adoucit guère à l’autre bout du siècle, dans le dérangeant court-métrage Food, de l’animateur tchèque Jan Svankmajer, où la société s’est réduite à une chaîne alimentaire à deux maillons : chacun s’y transforme en distributeur de nourriture, actionné à l’identique de la machine.
Peut-être ne trompe-t-on pas tant la faim qu’un appétit de mort, semblent nous dire entre deux rires les demoiselles espiègles des Petites Marguerites de Vera Chytilova (1966), qui ouvrent le gaz entre les heures de repas. On mange comme on respire quand on peine à respirer tout court, pour rester vivant le temps d’un dernier gueuleton, sans trop savoir pourquoi. On joue le plein contre le rien, en somme, résume Michel Duchaussoy dans Que la bête meure : ” Moi aussi, j’essaie de faire le vide. Jusqu’à présent, ça ne m’a pas coupé l’appétit. Au contraire même. ”
Noémie Luciani