Le déjeuner sur l’Herbe : de la fécondité artificielle à la fertilité de la nature?

picnic-465Cette comédie sentimentale de Jean Renoir (son 33ème film, en 1959) constitue une farce pleine de fraîcheur et, l’air de rien, un amusant plaidoyer écologique qui fustige les progrès scientifiques. Il ne fut pas un succès à l’époque; il ne le sera pas sans doute pas plus aujourd’hui mais il a pour vertu de nous faire revisiter une scène archétypale pour les artistes.

Nénette ou la science au risque de l’amour ?

L’intrigue : au cours d’un déjeuner sur l’herbe en Provence, organisé à l’occasion de l’annonce de ses fiançailles avec sa cousine, un éminent biologiste très maître de lui-même (et par ailleurs candidat à la présidence des Etats Unis d’Europe), va faire la rencontre de Nénette, fille de Nino, une pétillante et jeune paysanne aux formes généreuses. Elle est aussi jolie et pulpeuse, aussi naturelle et franche que la cousine (une comtesse) est digne et rigide, retenue et sophistiquée. Cette rencontre est d’autant plus singulière que le biologiste Etienne Alexis est un apôtre de la fécondité artificielle et que Nénette, engagée comme bonne à l’occasion du pique nique, rêve d‘avoir un enfant mais toute seule, sans homme, ayant été déçue par eux.

Le pique nique est bouleversé par une bourrasque imprévue, provoquée semble t’il par un singulier personnage, Gaspard le berger accompagné par son bélier Capri : il joue de la flûte, évoquant le Dieu Pan, dieu de la nature et de la fécondité, et provoque malicieusement cette rencontre rapidement consommée.

Il s’agit donc d’une fable satirique sur les excès du progrès scientifique. Le déjeuner champêtre a ici une fonction de passage (de l’ordre au désordre, du maintien à la liberté), de dépassement des contraires (Alexis et Nénette, la culture et la nature) et donc une fonction de transgression. En cela, ce film qui rend hommage à la nature et qui a été tourné aux Collettes (la maison familiale de Cagnes sur mer qu’Auguste Renoir, le père du réalisateur, à occuper à la fin de sa vie) fait écho à une scène archétypale pour les peintres.

Tableau de Manet

Tableau de Manet

La transgression d’un rite champêtre

En effet, cette maison et son environnement champêtre sont certes ceux de l’enfance pour Jean Renoir, ils cristallisent ses nostalgies (celle d’une nature fertile, celle des jeux des sens) mais ils actualisent aussi d’autres scènes de « déjeuners sur l’herbe ». Le titre du film n’est-il pas emprunté au tableau d’Edouard Manet ? Cette œuvre qui transforma en 1862 un thème classique (Manet a étudié à l’évidence le Concert Champêtre du Titien) en œuvre novatrice qui fit scandale au Salon: une femme nue côtoie des hommes habillés, le pique-nique semble avoir été consommé ; la modernité des personnages et la singularité de la scène firent ainsi scandale à l’époque.

Ce tableau provocateur est devenue une référence pour les artistes: Claude Monet commença à peindre son propre Déjeuner sur l’herbe en 1865 (puis l’abandonna) ; Pablo Picasso proposa en 1960 une réinterprétation de cette œuvre fondatrice de la peinture moderne (Le Déjeuner sur l’herbe – d’après Edouard Manet). Depuis nombre d’artistes ont repris le flambeau de la citation et de la transgression. N’en citons ici que trois : Le Déjeuner sur l’herbe d’Alain Jacquet (1964, une approche photographique, utilisant un tirage sérigraphique) ; l’œuvre photographique de Rip Hopkins, Cyrille et le déjeuner sur l’herbe ; enfin Le Déjeuner sur l’herbe de Micheline Hachette (1978), une installation de pique-nique de supermarché, réduit au plan d’herbe factice, aux assiettes en carton et aux serviettes en papier. Ici encore, ce qui est recherché dans cette scène c’est bien la transgression des rituels sociaux.

dejeuner05Le « déjeuner sur l’herbe » apparaît ainsi depuis Manet moins comme un rituel gourmand et sociable que comme une scène de la rupture avec la tradition, de la transgression des rituels sociaux, des codes et des frontières, une scène prétexte… ce que semblent avoir bien compris les publicitaires en quête d’images non conventionnelles pour célébrer les marques de luxe : des campagnes de Chanel, Dior et Saint Laurent l’ont ainsi repris et réinterprété de manière plus ou moins sulfureuse, loin de la dimension bucolique des déjeuners sur l’herbe de nos enfances imaginées.

Dominique Pagès

Dans le cadre du Cycle « Manger » proposé par le Forum des images

Bookmarquez le permalien.

FOOD 2.0 LAB : Articles récents

Les commentaires sont clos.

Quoi de neuf au rayon emballage ?

Les gens de Dublin: la discrétion d’un repas testament…

Cuisine de l’été – Le sel et l’eau de cuisson

Alimentation en quête de “sciensationnel” !

« Squid-ink Oyster Bao » : Une conversation avec Tracy Chang

“543 manières d’accommoder les œufs” !

La Cité du Vin : carrefour et parcours d’interprétation libre

L’art de “manger seul” (1/2) : mukbang et ASMR

Parcours gourmands (2): Vers des médiations renouvelées ?

Millennials : les nouveaux codes du vin rosé