Si ‘NOMA : (ré)inventer le meilleur restaurant du monde’ est un documentaire passionnant qui attise notre fibre créative et nous donne envie de cuisiner, son visionnage suscite a posteriori quelques doutes sur les enjeux du film et les valeurs qu’il actualise (certes avec nuance et réflexivité).
Si nous avons eu un grand plaisir à voir les émouvants protagonistes de l’équipe travailler les matières animales et végétales, à les écouter se confier, à ouvrir discrètement leur intimité, une gêne s’est installée rétrospectivement.
Une célébration ambigüe du travail créatif ?
Au fil de leurs confidences, les membres de l’équipe évoquent la dureté et les immenses exigences de leur travail auquel ils se vouent « corps et âme », exigences dépassant le cadre des cuisines car aucun ne semble avoir de vie personnelle. Chacun se dépense sans compter (« vivre 24 heures sur 24 dans le sous sol d’un hôtel »,…), mais moins en bon soutier de l’économie créative qu’en individu combatif, voulant relever un défi de taille et conscient de ses choix : tant des richesses de ceux-ci (la communion avec une équipe soudée, une vie alternative trépidante centrée sur la curiosité, l’inventivité, l’innovation…) que de leurs risques (la solitude, l’absence de vie intime, le risque de burn out, la discipline quasi guerrière).
Le film actualise ainsi, l’air de rien, les valeurs, les normes et les indicateurs du travail créatif : le goût de la performance et de l’accomplissement de soi, la prise de risque, la quête esthétique et morale, l’absence de limites vie privé/vie intime et la volonté de donner un sens à sa vie, mais il rappelle aussi très sobrement le sentiment de victoire que peut donner le travail accompli dans l’adversité … En termes plus sociologiques, il naturalise ainsi la flexibilité la plus totale, l’adaptabilité à tout prix, l’inventivité sous contrainte…
Redzepi, malgré sa douceur, sa finesse psychologique et ses attentions lucides envers son équipe, défend ainsi, à plusieurs reprises, un management aux règles strictes et sans concession: ne jamais s’enfermer dans une zone de confort quitte à recommencer sans cesse (jusqu’à s’y désoler et épuiser parfois), laisser les frustrations nous ronger de l’intérieur plutôt que de les laisser sortir, avancer intuitivement voire aveuglément et sans réserve dans la quête d’une singulière et complexe « simplicité »… dogme pas véritablement compris par certains. La question n’est pas de réussir un plat mais d’échouer sans cesse pour apprendre.
La dimension affective et expressive du travail prédomine pourtant car, malgré les sacrifices, il semble que chacun ait choisi (en toute conscience) cette singulière auto exploitation – que les activités sportives et les complicités amicales, pleines de respect réciproque, ne suffisent sans doute pas à combler. Si les scènes positives de dépassement de soi, de sociabilité confiante et de passion culinaire prédominent, les contraintes et les sacrifices consentis se dessinent doucement tout au long du film et nous rappellent à ceux évoqués par d’autres productions audiovisuelles récentes, investissant le monde des cuisines (notamment la série française Chefs). Derrière la performance et le partage coopératifs, derrière cette dynamique collective qui veut laisser croire à l’autonomie de l’équipe s’énoncent bel et bien des enjeux entrepreneuriaux et des logiques stratégiques.
Un film de (discrète) promotion croisée ?
Oui, à l’évidence, certes diffuse et respectueuse de la liberté filmique du documentariste…Une star mondiale des fourneaux et une inventive marque hôtelière internationale ont conclu via ce film un singulier « pacte », tout en n’assumant jamais ouvertement les coulisses économiques et marketing de cette initiative, voire en les neutralisant par l’humour (la défiance signifiée à plusieurs reprises par Redzepi face à certains choix du Mandarin Oriental ; sa conscience explicitée qu’ils vont certainement nourrir des représentants du monde du luxe; le respect tout de circonstance de la révérence japonaise,…).
Si les préoccupations économiques semblent quasi absentes du film, on devine bien pourtant que le Mandarin Oriental a assuré l’organisation dispendieuse et couvert tous les frais de « l’aventure » dans une perspective promotionnelle (des logos, des enseignes, divers signes de reconnaissance de la marque ponctuent l’air de rien le film…). L’aventure participe bien, certes très subtilement, à la stratégie expérientielle de la marque (avec l’incursion d’une autre marque de boisson énergétique en fin de film).
De même, elle constitue un passage pour NOMA (qui a fermé ses portes récemment, ce que ce film annonçait) et surtout pour Redzepi qui va passer à autre chose… Et ce film nous laisse déjà deviner cette métamorphose : il veut ouvrir une ferme urbaine dans le quartier alternatif de Christiana à Copenhague et clore ainsi 12 années d’une expérience culinaire pour tenter l’aventure de l’agriculture urbaine expérimentale. Une nouvelle étape de recherche donc, consacrée aux produits de la nature et inspirée par ses paysages.
Le générique confirme ces pistes : il donne une grande place aux équipes du Mandarin Oriental et la citation des titres musicaux retenus pour accompagner le film sont très évocateurs quant à l’éthique sacrificielle de la créativité (‘heart’, ‘performances’, ‘deep of grace’, …).
A la créativité volontariste des danois se superpose donc celle, invisible mais efficace, de la marque hôtelière et des japonais qui se tissent ainsi (une nouvelle fois) une réputation de laboratoire culinaire et d’expérimentation gastronomique. Un séduisant pop up, d’envergure et particulièrement réussi.
Dominique Pagès est membre du FOOD 2.0 LAB et chercheur au CELSA-GRIPIC- Paris Sorbonne.