A l’heure où Turin affiche sa ferme volonté postélectorale de fonder une véritable politique alimentaire (voir l’article de Gilles Fumey « Turin capitale végétarienne, Berlin capitale végane »), quels sont les dispositifs communicationnels et symboliques qui concrétisent cette ambition.
Parmi ceux-ci, il existe déjà une opération de belle envergure qui participe de la réputation alimentaire de la Ville : « Terra Madre – Salone Del Gusto » (le salon international du goût, manifestation italienne à visée mondiale portant sur la gastronomie et les vins). Un salon organisé tous les deux ans (les années paires) dans la mouvance Slow Food est le fruit d’une récente fusion entre deux événements distincts. S’il s’est positionné tout d’abord (1996) comme une initiation à la gastronomie et à l’œnologie piémontaises, le salon Del Gusto a évolué au rythme du mouvement qui le porte, Slow Food, et des tendances mondiales autour de l’alimentation (saine, durable, solidaire…) : en 2004, la 1ère édition de Terra Madre avait si profondément influencé le Salone Del Gusto que les deux événements ont fusionné en 2012 (ouvrant définitivement l’événementialisation du goût aux thématiques sociétales et mondiales).
Pour l’édition 2016 qui se tiendra du 22 au 26 septembre, de nombreux bouleversements sont à questionner : le salon propose un positionnement revisité autour du thème « Aimer la Terre » (qui se décline en 50 sous-thèmes) ; sur son site (www.salondelgusto.com), il est annoncé qu’il accueillera 500 communautés Terra Madre venues de 160 pays, 300 produits sentinelles, proposera 12 grandes conférences, 41 forums à l’initiative des réseaux Terra Madre (des espaces de débat entre 5000 délégués), 82 ateliers du goût, 180 rencontres pédagogiques, 15 rencontres de mixologie – 800 exposants sont attendus… La ville de Turin se positionne ainsi, pour quelques jours, Capitale mondiale du goût.
Le Salon 2016 promet de réunir « le meilleur de la production artisanale » (locale et mondiale) selon 3 axes : « comment devenir paysan », « comment devenir producteur », « comment cultiver un potager » et 4 espaces dédiés (au monde des marins et ses écosystèmes ; aux peuples autochtones et à leur diversité ; aux abeilles et à la biodiversité ; au rôle des migrants dans les filières alimentaires). Un écho à l’Exposition Universelle de Milan en 2015.
En 2016, c’est la ville tout entière qui devient l’hôte de l’événement.
Autre grand changement stratégique, celui de l’espace de déploiement du Salon : jusqu’ici il se situait dans un cadre précis d’exposition (8000m² dans un haut lieu du taylorisme : les anciennes usines Lingotto de la FIAT) ; en 2016, c’est la ville (avant tout patrimoniale) qui devient l’hôte de l’événement. Pour la 1ère fois, l’événement aura lieu dans les rues, les places, les parcs et les espaces publics : le Palais Royal, le Château du Valentin, le Parc du Valentino, le Village médiéval, le Théâtre Carignano (propriété de la ville), le Musée National du Cinéma, etc. Le Parc Expo a fait son temps, l’ouverture au grand public est une priorité, la symbiose entre patrimoine matériel et patrimoine immatériel est privilégiée … Un projet de territoire : pour les nouvelles édiles turinoises, « l’alimentation peut changer la planète », elle est éminemment politique et marchande : à l’agenda des débats, les systèmes de distribution durable, l’économie et de l’organisation des groupements d’achats et des marchés paysans …
La place des visiteurs : entre militantisme et consommation
Cette année, le Salon met pleinement au cœur de sa proposition le visiteur (habitant, visiteur, touriste) et déploie un arsenal d’actions les invitant à participer, les incitant à passer du statut de simples consommateurs à celui de co-producteurs : en apprenant à créer un potager, en comprenant activement la manière dont leur nourriture est produite, en les amenant à penser les diverses facettes de leur propre consommation (de viande, de poisson, de légumes). Au fil de ce salon, Turin se positionne donc à la fois comme une ville éducative (Les 5000 délégués Terra Madre viennent pour témoigner mais aussi partager avec le public leurs expériences et leurs savoirs), un lieu de débats mondiaux autour du souci commun de « prendre soin de la terre », un espace public (des ateliers gratuits sur les patrimoines locaux) et un espace marchand (de produits, d’animations, de services)… Donc une ville patrimoniale valorisée par l’événement, où les solutions s’énoncent et se mettent en scène mais aussi se vendent… De la place marchande à la ville des lendemains meilleurs, le Salon s’inscrit dans un projet large, hybride et pluriel dont la communication reste encore évasive ou plutôt anecdotique.
« Un événement en harmonie avec les lieux qui l’hébergent » (Carlo Petrini)
Avec ce salon hors les murs, Turin se positionne ainsi comme une ville touristique d’envergure, comme une destination gourmande à part entière (« apprécier toute la beauté de la ville »): des cours, des dégustations, des visites à thèmes (bike n’Eat, Walk n’Eat) sont proposés, des food-trucks sont invités sur la Piazetta Reale (faisant face au Palais) tandis que l’Alliance Slow Food des Chefs va installer sa cuisine sur la Piazza Castello, que des parcours dédiés aux artisans brasseurs italiens se tissent au fil des rues et que des marchés du goût (qui présentent les produits d’excellence gastronomique de la région) prennent leurs quartiers sur la Piazzale Valdo Fusi. Une carte interactive (rappelant celle des sites de destinations) donne à voir le réseau de lieux et d’espaces publics patrimoniaux investis. Parmi les invités des « artistes » (dont Yann Arthus Bertrand et Amar Kanwar) qui s’associent aux cuisiniers (locaux et internationaux), restaurateurs, journalistes, diététiciens, amateurs gourmands et … aux marques ( Lurisia, Elpe, Lavazza, Sapori sont partenaires du Salon).
Un récit écologique en devenir…
Par l’ampleur énoncée de cet événement aux allures de kermesse, l’on doit comprendre que la concurrence entre les Capitales (anciennes et nouvelles) du goût mais aussi du développement durable est relancée. La volonté de Turin de se positionner comme Capitale mondiale de « la diversité alimentaire durable » se lit dans les thématiques qui s’égrènent au fil du site de Terra Madre Salone Del Gusto 2016 (changement climatique, biodiversité, devenir de l’espèce…) et se dessine sur les belles affiches du Salon : des visages et des corps multiculturels (indien, africain, nordique, insulaire…), des hommes et des femmes paysages, certains les yeux fermés, comme méditant sur le devenir de la Terre – cette terre dont ils sont faits et qui est faite d’eux, plus encore que par eux. L’événement transformera t’il ce changement de paradigme ? A suivre au-delà du récit écologique proposé par ces affiches.
Dominique Pagès est chercheuse au Food 2.0 LAB et enseignante au CELSA, laboratoire GRIPIC.