En mai dernier, était présenté en compétition officielle au festival de Cannes, “Okja”, film du réalisateur Sud-Coréen Bong Joon-ho produit par Netflix. Un récit allégorique et une fable sur le statut ambigu de la “viande” dans nos sociétés actuelles.
Le film met en scène Mija, petite fille d’une douzaine d’années et son grand-père, paysan dans les verdoyantes montagnes sud-coréennes, chargé par Mirando, multinationale de l’agrotechnologie, d’élever un “superpig” : animal hybride, sorti des laboratoires de génétique, mi-cochon, mi-vache ; produit ultime d’une industrie de la viande en quête d’un animal “parfait”, qui engraisse en un temps record, ne pollue pas, ne coûte presque rien, et a un goût vraiment délicieux. Mais tout déraille, lorsque Mija se lie d’affection pour Okja (le “superpig”) et met tout en œuvre pour lui permettre d’échapper à son destin. Avec Okja, Bong Joon-ho, virtuose des images et des émotions, traque la logique économique de la production de viande et révèle les contradictions d’une humanité qui souhaite protéger les animaux tout en les dévorant.
Ces contradictions forment ce qu’on appelle une “dissonance cognitive”. De quoi s’agit-il ? Le terme est inventé en 1957 par Léon Festinger, professeur de psychologie sociale à Stanford, dans son livre devenu classique, A theory of cognitive dissonance. Il y a “dissonance cognitive” lorsque les faits ou nos comportements sont en contradiction avec nos croyances. Cette situation crée une tension, un inconfort psychologique que nous cherchons à éliminer. Selon Festinger, les individus réduisent cette “tension” en ajustant a posteriori leurs opinions ou leurs croyances à leurs comportements – et non l’inverse. Autrement dit, les individus changent plus facilement de croyances que de comportements. Une illustration classique de la dissonance cognitive est donnée par la fable d’Esope Le Renard et les Raisins : dans cette histoire, un renard voit des raisins qui sont en hauteur et il veut les manger. Comme le renard est incapable de les attraper, il décide que finalement les raisins ne valent pas la peine d’être mangés, avec la justification qu’ils ne sont probablement pas mûrs : “Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. ”
Mais revenons à la viande : différents “modes de réduction” de la dissonance sont aujourd’hui à l’œuvre – deux exemples : 1) la “sarcophagie” ou dissociation qui consiste à effacer la ressemblance entre l’animal et la chair de l’animal ; il s’agit de distendre le lien cognitif et émotionnel entre la viande et l’animal de boucherie. Rien dans la découpe des morceaux et les manières de vendre la viande ne doit rappeler l’animal : d’où le succès du steak haché, des boulettes et des viandes préparées pour s’intégrer à des plats cuisinés ; 2) autre voie, le “végétarisme cognitif”, réduction radicale de la dissonance par un changement de comportement, à l’image du récit de Bénédicte Coutheillas, consultante en communication :« Mon père est du Limousin et ma mère est normande, donc, à la base, je suis une grosse viandarde, raconte Bénédicte. Mais, il y a trois ans, j’ai commencé à m’informer sur les incidences de ma consommation. Maintenant, quand je vois un steak, j’ai immédiatement la vision de toute la filière : l’Amazonie qu’on a déforestée pour planter du soja qui aura servi à nourrir les bêtes, l’eau qu’on a gaspillée, la barbarie des méthodes d’abattage. Du coup, je suis devenue végane … ».
Aujourd’hui, dans la Silicon Valley, “dissonance cognitive”, alimentation (food) et neuroscience sont associés à la question du “bonheur individuel” ; méditation, “mindfulness”, compassion et empathie permettraient d’augmenter nos capacités cognitives (stabilité attentionnelle, concentration, créativité), psychologiques (flexibilité émotionnelle, autorégulation des comportements) et physiologiques (meilleure régulation du stress par la baisse du cortisol, neuroplasticité et ralentissement de la dégénérescence neuronale et cellulaire). Une révolution intérieure et une reconstruction du “soi” qui prend pour modèle la pratique de la méditation et l’alimentation des moines boudhistes, qui ouvriraient les voies du bonheur et de la santé. Matthieu Ricard, a été declaré “l’homme le plus heureux du monde”, par une équipe de neuroscientifiques américains dirigée par Richard Davidson de l’Université du Wisconsin à Madison, après avoir analysé en détail les images IRM de l’activité cérébrale du célèbre moine bouddhiste.
Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si, dans la Silicon Valley, de nombreux “leaders” de la Food tech sont des “végétariens cognitifs” ou “végétariens 2.0” ; Patrick Brown (Impossible Foods), Joshua Tetrick (Hampton Creek) ou encore Dan Zigmond, “chief data scientist” pour Google et Facebook, qui a publié en 2016 un livre sur le régime alimentaire de Bouddha intitulé Buddha’s diet: the ancient art of losing weight without losing your mind. Tout un programme …
Richard C. Delerins est anthropologue specialiste des comportements alimentaires, chercheur à l’ISCC (CNRS) et cofondateur du Food 2.0 LAB. Il a publié récemment « La Révolution Food 2.0 en Californie : cuisine, génétique et big data », in L’Alimentation demain, CNRS Editions, 2016.