Depuis quand avons-nous peur de ce que nous mangeons ? Depuis que nous avons cessé de craindre de manquer. A l’angoisse de la pénurie, se substitue la phobie de l’aliment corrompu. Telle est l’hypothèse, simple et forte, que Madeleine Ferrières développe dans sa vaste enquête sur la longue durée des peurs alimentaires.
Celles-ci puisent sans doute dans des données anthropologiques fondamentales. Du Moyen Age à nos jours, par exemple, le consommateur se méfie toujours d’un pain sombre auquel il préfère instinctivement la blancheur alimentaire, survalorisée en raison du souvenir inconscient du lait maternel.
Les conquistadors quant à eux, au début du XVIe siècle, sont immergés dans un monde culinaire nouveau qui les déroute et les angoisse : ni pain, ni vin, ni sel. En revanche, ils aiment d’emblée les ananas que les Indiens leur font goûter, car le goût pour le sucre, lui, est inné.
Au-delà de cette histoire à faible pente des goûts et dégoûts, le livre de Madeleine Ferrières peut aussi être lu comme la genèse, plus politique, de notre principe de précaution. Dès que s’allongent les circuits d’approvisionnement qui alimentent le marché urbain, les pouvoirs municipaux tentent de contrôler la provenance des produits qui y sont proposés.
Ainsi on peut suivre cette exigence de « traçabilité » de la viande de boucherie à partir des statuts urbains des villes languedociennes, au début du XIIIe siècle. Cela jusqu’aux dénonciations du romancier Upton Sinclair qui, dans La Jungle , publié en 1906, fait des abattoirs de Chicago ces usines à corned-beef la métaphore effrayante d’un capitalisme débridé.
S’il faut à tout prix une rupture dans cette histoire au long cours, sans doute doit-on la situer au début du XVIIIe siècle. L’épizootie des boeufs hongrois dont la très longue marche, des Carpates jusqu’en Italie du Nord, animait un commerce florissant conduit un médecin de la cour pontificale, Giovanni Lancisi, à proposer en 1711 l’abattage préventif des troupeaux suspects comme seul remède à la peste bovine. Les surprises ne manquent pas dans ce livre audacieux, alors que les historiens répugnent tant à sortir de leur domaine de spécialisation pour affronter les défis de la longue durée.
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