Nés et cultivés sous les tropiques, le thé, le café et le chocolat ont été mondialisés par l’Europe qui a mis en œuvre une organisation complexe de filières techniques et marchandes. Pour la plus grande satisfaction de nos rêves de gourmandise et de liberté.
Le thé, le café et le chocolat sont parmi les produits agricoles et alimentaires les plus consommés et les plus recherchés dans le monde. Cultivés au sud, ils sont surtout consommés, pour l’instant, au nord de la planète. Découverts par les Européens dans leurs conquêtes de l’époque moderne, ils ont intrigué les explorateurs, séduit les marchands et les princes qui en ont organisé la production et le commerce depuis plus de cinq cents ans. L’Europe les « domestique » en les introduisant dans son système alimentaire par les classes aisées, avant de les démocratiser à partir du 19e siècle. Aujourd’hui, le thé, le café et le chocolat sont partout : ils sont restés des boissons, mais leurs saveurs se mêlent à un nombre considérable de produits, des gâteaux aux glaces, des plats chauds comme le mole poblano mexicain aux confiseries les plus tarabiscotées, comme les céréales du matin ou les boissons glacées, tel le ice tea. Sans oublier le non alimentaire, comme les cosmétiques ou la pharmacie. Leur commerce est complexe à organiser car les récoltes comptent toujours une part d’aléas que les marchés prennent en compte et la fièvre gagne vite les courtiers du café (6,6 millions de tonnes par an), du cacao et du thé (3 millions de tonnes chacun). Mais rien n’entame leur succès : le thé est aujourd’hui la première boisson consommée dans le monde, le café gagne partout en qualité et le chocolat étonne encore aujourd’hui par ses propriétés.
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Avec le halo du lointain et de l’exotique, le café, le thé et le chocolat, boissons noires ou claires, chaudes ou fraîches, mystérieuses car dopantes, égayantes sans les excès et les désordres de l’alcool, vont enivrer l’Europe qui en organise la diffusion mondiale. Elles stimulent l’ardeur des classes marchandes d’Amsterdam, de Venise et de Londres qui ne manquent pas de stratégie pour en contrôler le commerce : achat de terres pour les plantations par les compagnies maritimes, stockage pour la spéculation, la diffusion aux classes bourgeoises dans les débits de boisson qui vont court-circuiter les salons peu accessibles de l’aristocratie. Prenons Amsterdam : ces trois plantes tropicales arrivent dans ce port hollandais de plus de 100 000 habitants en 1609 pour le chocolat, en 1616 pour le café et en 1669 pour le thé. Trois dates qui encadrent la vie de Rembrandt, le maître du Siècle d’or. Certes, dans les cabinets, les botanistes comme Rauwolf et Alpino les connaissent et les manient depuis cinquante ans. Mais c’est l’usage social qui en est fait dans les pays d’Orient qui fascine et fait démarrer leur consommation. Débarrassés des scrupules de l’Église catholique – qui se méfie de ces boissons excitantes-, les marchands de la Venise du nord exploitent cette curiosité du nouveau.
Trois boissons pour la liberté
Ce goût du nouveau a surtout le goût de la liberté. L’Espagne est la première patrie du chocolat au 16e siècle, l’Italie initie l’Europe au café à partir du 17e siècle et l’Angleterre adopte le thé comme boisson nationale au 18e siècle. La France, moins avancée dans le commerce et pourvue de vignobles, s’y intéresse surtout dans les villes. Trois plantes, trois destins nationaux, trois aspirations au goût de l’ailleurs qui prend du sens dans les sociabilités qui se développent autour de ces boissons. Car jusque là, seuls le vin, la bière et quelques rares alcools pouvaient extraire l’humanité européenne de ses soucis et de la dureté de vivre. Mais les clercs craignaient les abus, et les femmes n’aimaient pas tellement le goût du vin. La Réforme a condamné les excès d’alcool. Le café a été perçu rapidement comme une boisson dopante, mais il s’est surtout diffusé comme une boisson sociale.
Dans l’Empire ottoman déjà, les lieux de consommation du café étaient des « centres de vie littéraires, de jeux compliqués comme les échecs et le tric-trac, de rencontres et de conversation entre amis, de poésie, de musique » (A. Turner). En Europe, initié par les bourgeoisies marchandes, le café devient un prétexte des rencontres dans des lieux créés spécifiquement pour fabriquer la boisson. La torréfaction et le broyage, la décoction et le filtrage imposent des outils et des techniques qui n’existent pas encore au domicile. Les cafés deviennent, en ces temps où les opinions publiques sont sévèrement contrôlées par les monarchies absolutistes, des lieux où se rêve la démocratie. Le premier café est ouvert à Oxford en 1650, ce qui ne manque pas d’inquiéter le procureur général de Londres faisant fermer les coffee houses entre 1676 et 1689. En France et en Allemagne, les intellectuels et les philosophes (Condorcet, Kant), les écrivains (Voltaire), les musiciens (Beethoven, Bach qui compose en 1727 une cantate – voir article ci-dessous – sur l’abus que les jeunes filles font du café) sont tous séduits par les cafés, provoquant les foucades du baron de Montesquieu réclamant la fermeture des cafés. Malgré tout, l’esprit des Lumières passe par ces nouveaux lieux de Leipzig, Paris, Vienne qui se comptent par centaines à la fin du 18e siècle. Le thé s’impose plutôt en Angleterre où les couples royaux autant que les maisons de commerce, comme celle de Thomas Twining, s’entichent de ce nouveau breuvage. L’East India Company n’en trouve-t-elle pas autant qu’elle veut, y compris sous la forme de contrebande en Chine ? Le thé réchauffe aussi la Russie au 17e siècle, surtout dans le cadre domestique où l’on adopte le samovar. Et au Moyen-Orient (Iran, notamment) comme au Maghreb, ce sont ses vertus désaltérantes qui sont recherchées. L’aire de consommation du chocolat est plus restreinte. Jusqu’au milieu du 19e siècle, il est une boisson assez rare et coûteuse avant la démocratisation du produit par les Hollandais (Van Houten, inventeur de la poudre de cacao) et par les Suisses, tels Suchard, Lindt, Sprüngli et, surtout, Nestlé, tous promoteurs de la tablette et ses innovations au lait, aux amandes, aux liqueurs.
Des produits de santé
Le thé, le café et le chocolat ne vont enchanter l’Europe qu’avec la publicité des controverses avec les médecins estimant que le moka est un poison dangereux. Ces trois boissons rendent de grands services à la société européenne qui se diversifie, veut se réjouir, qui s’enrichit aussi et qui doit encore consommer, pour l’essentiel au 17e siècle, des plats liquides chauds (soupes, bouillons) ou des boissons alcoolisées. Sans savoir pourquoi avant Pasteur, on se méfiait de l’eau, vecteur de nombreuses maladies. Mais ce sont surtout les molécules de ces trois plantes – inconnues alors – qui créent la zizanie entre ceux qui y voient des panacées et ceux qui les déconseillent. Le thé a toutes les vertus : il guérit de la migraine, de la goutte, des indigestions, fortifie la raison. Mais il faudrait s’en méfier à partir de la quarantaine parce que la plante est « dessicative » (on est encore en pleine raison médicale galénique). En revanche, le café convient aux vieillards et aux bilieux, il chasse les vers, aide la digestion mais la Grande Encyclopédie prévient qu’il excite les règles. Quant au chocolat, digestif et nourrissant, il ne vaut pas en boire pendant les canicules et, selon Mme de Sévigné (en 1671), les grossesses. Napoléon III a supprimé les taxes sur le chocolat après avoir reconnu ses propriétés hygiéniques, son arôme et ses saveurs « qui flattent l’odorat ». Aux 19e et 20e siècles, toujours amélioré par les artisans et les industriels, les trois panacées tropicales n’en poursuivent pas moins leur conquête des modes et des plats, prenant toutes les formes imaginables : confit pour le thé, boisson glacée ou « frappée » pour le café, ingrédient pour le chocolat dans les céréales, la pâtisserie jusqu’à l’infini de l’imagination des artistes.
Boissons sacrées
L’attrait pour ces trois plantes tropicales n’a pas été une création de l’Europe qui aurait construit une forme d’exception par l’exotisme. Le thé, le café et le chocolat, dans l’aire où ils ont été cultivés avant leur appropriation par l’Europe étaient des boissons sacrées. Leurs vertus dopantes étaient interprétées comme le signe d’une puissance extérieure. Les cabosses de Theobroma cacao contiennent 25 à 30 graines qui fournissent une pâte à laquelle les Amérindiens ajoutaient du piment, de l’achiote (rocou), parfois du maïs, voire des champignons hallucinogènes. Les Mayas – à qui on doit le nom de cacau – l’utilisaient pour des cérémonies rituelles décrites par Diego de Landa en 1550. Les Aztèques – qui parlaient de xocoatl à propos de la boisson obtenue à partir des fèves – partageaient des jarres de « bon cacao avec sa mousse » selon Diaz del Castillo, lors des banquets impériaux. Le thé est perçu dans de nombreuses civilisations de l’Asie comme une boisson de méditation. Il a accompagné le bouddhisme dans sa diffusion, en particulier parce qu’il aide à la veille. Le druidisme des Celtes, partiellement originaires de l’Inde, avait aussi sa boisson sacrée qui était un thé noir. Quant au café, la moins religieuse des boissons, son succès est assuré par les soufis yéménites et ceux de la mosquée d’Al Azhar au Caire avant d’inspirer les jeunes gens heureux d’avoir conquis dans le monde turc et arabe, grâce à lui, le lieu préféré de leur sociabilité.
Arts de vivre
De la religion à la culture, il n’y a souvent qu’une tasse qu’on boira volontiers. Car les plantes et les boissons se développent dans une matrice culturelle où les religions ont une grande place. De même que la Réforme a désacralisé le vin au profit de la bière dont le caractère socialisant a été mis en avant, de même, le café, le thé et le chocolat ont été diffusés dans des cultures ouvertes qui en ont souligné les qualités. Les Églises chrétiennes, méfiantes vis-à-vis des excès, ont fini par admettre les bienfaits de ces boissons de société. Ces produits ont été aussi appréciés pour leurs aptitudes aux mélanges avec les épices, notamment le sucre pour le chocolat et le clou de girofle ou la cannelle pour le café dans les Provinces-Unies (actuels Pays-Bas). A la cour d’Angleterre comme en Russie ou au Maghreb, il apporte les saveurs de la bergamote quand il est « earl ». Noir en Chine, il est apprécié vert au Japon ou dans les pays de prescription coranique fuyant ce qui est fermenté. De ces particularismes, il reste des cultures locales fortement typées. Le café s’est imposé facilement comme une boisson dans les grandes tasses ou les grands verres des pays sans vin de l’Europe du nord. Alors qu’il était plutôt prisé comme un art de vivre en Turquie, il est diffusé à Vienne qui appréciait le café comme un nectar avec un goût « turc » ou qui l’aime « serré » en Italie, comme l’espresso d’une société vive, en jouée, prisant la controverse.
Siroter un café, croquer du chocolat, se réveiller avec du thé, autant de gestes devenus aujourd’hui banals dont on n’imagine pas la passion humaine ni la débauche de technologies qu’ils ont exigée pour satisfaire nos envies et nos goûts. Le café et le chocolat ont la particularité de ne pas être cultivés dans la zone géographique où ils sont le plus consommés. Le thé est plus un produit de civilisation asiatique, boisson de base sur place, mais qui se diffuse partout dans le monde. La création de zones de production, le commerce, la transformation, le marketing, la consommation en des lieux spécifiques comme les cafés, les salons de thé sont autant d’étapes qui impliquent une organisation en filières. Comme tout ce que nous mangeons, le thé, le café et le chocolat véhiculent des idées et des valeurs que le commerce équitable exprime aujourd’hui comme une urgence morale. L’exigence de solidarité créée par ces produits est l’un des fruits les plus goûteux de la mondialisation actuelle : le thé, le café et le chocolat éduquent l’Europe par la politique, la prise de parole libre, l’art et, finalement, la gastronomie. Mais ils créent avec elle la conscience d’une humanité qui peut accéder au partage.
Une conquête de marchés ancienne et constante
Le maillon faible des filières de produits tropicaux est, sans doute, celui des marchés. Les pays producteurs sont souvent des pays sous la tutelle économique des pays riches. Comment en est-on arrivé là ? Dès leur découverte au 16e siècle, le café et le chocolat, puis le thé, ont suscité un tel engouement que les Européens ont cherché à les cultiver. Parfois chez eux, sans succès comme ce fut le cas en Bretagne où l’on tenta d’acclimater des cacaoyers ! Les Portugais avaient déjà l’expérience du commerce des épices avec l’Asie et des plantations de sucre à partir de 1530 au Brésil. Ils ont très vite compris le parti qu’ils pouvaient tirer de ces nouvelles plantes. Les premières cargaisons arrivèrent, pour la France, à Rouen. La Rochelle et Bordeaux furent, elles, au début du 17e siècle le point de départ du raffinage, la première étape industrielle. La demande et la curiosité sont telles qu’on accepte au 17e siècle de payer une livre de café l’équivalent de quelques 1500 de nos euros actuels. Les compagnies de commerce qui s’activent dans les ports guettent, en réalité, les profits. Les premiers plants de café subtilisés par les Hollandais au Yémen permirent de s’affranchir du monopole arabe par de nouvelles plantations à Java et Ceylan, puis en Amérique – au Surinam en 1718 avant le Brésil où les fazendas sur les bonnes terres violettes de Sao Paulo feront la fortune d’une bourgeoisie entreprenante dès le 19e siècle. Le boom du thé a lieu au 18e siècle et les coffee houses anglaises servent plus de thé que de café, faisant la fortune de l’East India Company. Les Russes qui adoptent aussi le thé l’acheminent par caravanes terrestres via l’Asie centrale et le monde turcophone. Le thé passe aussi en Afrique du nord et, notamment au Maroc où les marchands anglais trouvent un relais à la perte de la Crimée, porte du marché russe, après la guerre au milieu du 19e siècle. La Chine, seul producteur de thé sera malmenée par les Britanniques (guerres de l’opium) qui plantent avec les Hollandais le thé à Java, Ceylan et dans l’Assam (Inde). Le chocolat enflamme aussi les mêmes enthousiasmes : dès le 16e siècle, l’Espagne ouvre de grandes plantations cacaoyères en Méso-Amérique, suivie par la France en Martinique, l’Angleterre en Jamaïque et la Hollande dans les Indes occidentales. L’appel à la main d’œuvre se fait par l’esclavage africain pour la canne à sucre. Avec l’abolition de l’esclavage, les grandes plantations sont démantelées et nombreuses sont les terres reprises par les anciens esclaves qui deviennent les millions de petits planteurs d’aujourd’hui.
Des petits producteurs poussés par la qualité
Au début du 21e siècle, le cacao d’origine américaine est cultivé pour les deux-tiers en Afrique de l’ouest, le thé est resté dans son berceau asiatique alors que le café s’est partagé entre l’Afrique qui fournit le robusta et l’Amérique tropicale, surtout le Brésil, produisant l’arabica. Parmi les vingt millions de producteurs de café dans le monde, les petits paysans assurent 70% de la production mondiale. Pour le thé, la part de la petite paysannerie tombe à 20% mais les employés sur les grandes propriétés sont toujours, en Inde, issus des basses castes. Pour le chocolat, la quasi-totalité de la production vient de petites plantations familiales de moins de dix hectares.
L’émiettement de ces producteurs contribue à faire régner la loi commerciale du plus fort. Les syndicats comme l’APPC (association des pays producteurs de café) ou des caisses de stabilisation des prix organisées par les États et qui garantissent des prix. Mais le désengagement des États coloniaux et la désorganisation des filières créent une menace de pénurie. Les industriels des pays du nord comme les broyeurs de fèves de cacao se rapprochent de la production, construisent des usines de première transformation sur place pour sécuriser leurs approvisionnements et surveiller la qualité. Les techniques de broyage, torréfaction, décorticage et fonte des fèves pour produire la pâte ou la liqueur de cacao, matière première de l’industrie chocolatière, sont maîtrisées par des entreprises multinationales comme les Américains Cargill et ADM-Cocoa,le Franco-Belge-Suisse Barry Callebaut, le Suisse Nestlé. Le négoce et les marchés à terme tentent d’amortir les variations du marché et les fluctuations de change monétaire mais le fonctionnement reste spéculatif.
Pour les petits producteurs, les solutions ne sont pas que financières. Sao Tomé e Principe, petit archipel du golfe de Guinée où les colons portugais ont planté des cacaoyers amazoniens depuis 1822, s’est lancé en 2002 dans une filière de cacao aromatique et biologique. Dans cette « île-chocolat » qui fut premier producteur mondial au début du 20e siècle et qui vit encore des exportations de fèves, la décolonisation en 1975 a donné lieu à une redistribution des terres, fait émerger de nouveaux leaders qui se tournent vers des productions de qualité mieux rémunérées.
Le commerce solidaire, pour de nouveaux liens entre Nord et Sud
Souvent, ces initiatives nouvelles sont à mettre au compte d’une exigence des consommateurs vis-à-vis des conditions de production. Le trafic d’enfants dans les plantations de cacao de la Côte d’Ivoire, premier producteur mondial, a fait réagir les firmes chocolatières qui interviennent pour lutter contre le travail des enfants et améliorer la condition des ouvriers. Le « chocolat de la jungle » produit en Équateur, au goût atypique, est vendu plus cher et les profits sont réinvestis dans des actions de santé et d’environnement. Des initiatives similaires se sont multipliées pour tous les marchés et alimentent les Magasins du monde – Oxfam, à un prix « équitable », voulant dire juste et partagé, le produit étant payé à la commande pour assurer aux producteurs des revenus réguliers sur l’année. Aujourd’hui, la grande distribution relaie ces initiatives et vendent ces produits « éthiques », témoignant d’une prise de conscience générale.
D’autant que le thé, le chocolat et le café qui figurent parmi les trois denrées alimentaires les plus échangées dans le monde ne cessent de séduire de nouveaux acheteurs. Des segments nouveaux dans les pays riches apparaissent avec les diabétiques qui réclament des produits sans sucre, avec les personnes âgées qui les préfèrent aromatisés. Mais en Europe orientale et en Asie, les marchés sont encore plus porteurs pour le café et le chocolat, peu consommés jusqu’alors.
Le goût des consommateurs
Partout, les consommateurs font émerger de nouvelles manières de consommer. Les crises des prix au début des années 2000, une meilleure connaissance des conditions paysannes chez les producteurs, une plus grande sensibilité à la qualité dans les pays consommateurs ont poussé des ONG (organisations non gouvernementales) comme Funedesin (Fondation pour l’éducation et le développement encadré, créée par Douglas Mc Meekin) à promouvoir la productivité et la qualité au sein de petites exploitations cacaoyères en Amazonie équatorienne. Le « chocolat de la jungle » n’est pas qu’un produit marketing, il répond à une demande de goût boisé, épicé, fleuri qui passe par la création de « grands crus ». Ce sont des chercheurs français du Centre international de recherches agronomiques pour le développement (CIRAD) qui sont parvenus à décrire et nommer des saveurs liées aux variétés de cacao (criollo, forasterao, trinitario) et aux terroirs. Les Équatoriens sont parvenus à sauver une variété à l’arôme floral « arriba », fragile et peu productive. En Europe occidentale, les consommateurs réclament un goût plus fort, synonyme d’authenticité et de qualité, à partir de 60% jusqu’à 99% comme l’a osé le fabricant zürichois Lindt & Sprüngli. Dans le monde du thé, les amateurs européens peuvent faire évoluer les goûts jusqu’en Chine, dans la province de ZheJiang ou celle d’Anhui, sur le Massif des montagnes jaunes (Huang Shan) où de grands crus sont sélectionnés pour leur parfum d’orchidée et leur fraîcheur végétale. Au nord du Nicaragua, dans les plantations humides d’altitude de la forêt tropicale, les variétés de café recherchées comme Caturra, Maragogype tentent de concurrencer l’incomparable Blue Mountain de la Jamaïque, connu comme le meilleur café du monde.
Des technologies toujours plus fines
La mondialisation permanente du thé, du café et du chocolat tient à l’ingéniosité des amateurs qui réclament des produits de plus grande qualité obtenus avec les meilleures machines du monde. C’est Jean-Baptiste du Belloy, archevêque de Paris au début du 19e siècle qui invente la cafetière, ancêtre du percolateur, composée de deux récipients emboîtés sur un compartiment rempli de poudre de café. Il faut attendre presqu’un siècle pour disposer de cafetières à pression à vapeur, appelées « italiennes », poussant à des consommations concentrées, proches de la manière turque où l’on ne perçoit pas le café comme une boisson. En Europe du nord, on préfère le café issu d’un filtrage de la machine de Melita Bentz, ses grandes qualités satisfaisant une clientèle qui pense le café comme une boisson parmi d’autres. Les guerres provoquent des sauts technologiques, comme la déshydratation qui promeut le café soluble, amélioré par la lyophilisation en 1965. Dernières nouveautés, les machines à café sur les lieux de travail et les percolateurs dans les espaces publics qui offrent du café à l’italienne – l’espresso – véritable lame de fond partie d’Europe qui atteint les Etats-Unis depuis l’an 2000.
Autrement plus décoratives étaient les chocolatières dont certaines, au 18e siècle, sont des objets d’art en argent ou en porcelaine, comme l’exigeait Madame de Pompadour qui passait commande à la manufacture de Sèvres. Aujourd’hui, en France, c’est dans la porcelaine de Limoges que les amateurs préfèrent le chocolat chaud. Tout comme les passionnés de thé l’aiment, en Angleterre, dans la porcelaine de Chine, celle de Chaozhou, connue en Europe dès le Moyen-Age. Autant les artisans et les artistes se surpassent pour le service des produits exotiques, autant les ingénieurs et les industriels améliorent les techniques de fabrication : la tablette de chocolat, mise au point par Fry à Bristol en 1847, est une révolution qui va démocratiser la consommation de chocolat restée jusque là un produit cher. La mise au point du chocolat au lait par Daniel Peter en 1873 est une vraie prouesse technique saluée par une dizaine de médailles d’or dans les expositions universelles de la fin du 19e siècle, tout autant que le conchage expérimenté par Rodolphe Lindt en 1879 qui rendra le chocolat plus fondant et l’ancrera dans le monde de la pâtisserie.
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De la plante médicinale des tribus quechua des Andes au 16e siècle à la passion gourmande qu’il est devenu dans les pays riches, la trajectoire du chocolat illustre bien celle des trois produits qui sont devenus des mythes pour l’Europe. Au sens où ils ont littéralement envoûté les consommateurs les plus avertis, les plus riches, les plus gourmands. Parce qu’ils ont mobilisé des millions d’hommes dans les plantations et le commerce, dans la banque et l’industrie pour satisfaire ce qui, au fond, relève du luxe, de l’inutile, autrement dit, de l’art. Le Brésil, la Côte d’Ivoire et l’Inde sont aujourd’hui les premiers producteurs mondiaux de café, de cacao et de thé. Avec des pénétrations inégales dans les consommations locales : le thé, facile à obtenir, est partout où il y a des hommes même les plus pauvres, alors que le café se cantonne aux pays riches, Japon excepté et à l’Amérique latine. Tandis que le chocolat, plus cher pour les pays pauvres, moins maniable dans les pays tropicaux, reste largement consommé au nord. Tous les trois progressent aujourd’hui, véhiculant leur culture de liberté sur internet où le « café », pris virtuellement, communique ce goût-là, métaphore du bon goût, de la culture et de la démocratie qui est la patrie politique de l’Europe.
Ouvrages
FUMEY Gilles, Le roman du chocolat suisse, Le Belvédère, 2014
HARWICH Nikita, Histoire du chocolat, Paris, Desjonquères, 1992.
MONTSEREN Jean, Guide de l’amateur de thé, Paris, Solar, 1999.
STELLA Alain, Le livre du café, Paris, Flammarion, 1996.
TURNER Antony, Le café. Essai historique, Paris, Blusson, 2002.