Du Tibet à la Silicon Valley, c’est l’étrange voyage qu’a parcourue une pratique culinaire qui n’avait, a priori, rien pour connaître un grand succès en dehors des hauts plateaux chinois. Qui voudrait boire son thé – ou ici, en l’occurrence, son café – enrichi avec de la graisse animale ? Or, depuis 2009, une petite entreprise montée par Dave Asprey sur la côte Ouest des Etats-Unis ne cesse de croître. À tel point qu’on pourrait presque s’étonner que son succès ne fasse pas déjà quelques émules de l’autre côté de l’Atlantique.
La recette d’un succès – Pour faire un Bulletproof coffee, rien de plus simple : il faut préparer un café et lui ajouter de la matière grasse, mixer l’ensemble pour obtenir une texture crémeuse et déguster on the go, directement. Rapide et facile, ce shoot d’énergie et de calories est censé remplacer avantageusement un petit-déjeuner équilibré mais chronophage. Sur le papier, on comprend donc facilement : la caféine délivre l’énergie tant recherchée tandis que le gras satisfait la faim. Mais pour Dave Asprey, l’homme à l’origine du produit, boire le Bulletproof coffee s’est révélé encore plus efficace : la boisson l’aurait aidé à mieux se concentrer ainsi qu’à perdre plusieurs dizaines de kilos. Et elle l’a rendu riche, ce qui n’est pas rien aux Etats-Unis.
Dans un pays où les cachets de Ritalin se vendent comme des petits pains, un tel produit a suscité la curiosité. Préparer un Bulletproof coffee, c’est en fait un peu plus compliqué que de se beurrer une tartine.
Comme un Iphone ne pouvant se recharger qu’avec un chargeur Apple et devant passer par les applications dédiées, le Bulletproof coffee nécessite des ingrédients spécifiques : pas n’importe quel beurre mais du beurre doux d’une vache nourrie à l’herbe. Il ne faut pas utiliser n’importe quels grains de café mais ceux sélectionnés par la marque, garantis sans mycotoxines. Et pour plus d’efficacité, il faut encore y ajouter un ingrédient : la Brain Octane oil qui « contient 18 fois plus d’acide octanoïque et plus de TCM (triglycérides à chaîne moyenne) que l’huile de coco ! ». Forcément, avec tout ça, on peut bien être boosté pour la matinée – et plus léger au niveau du porte-monnaie.
Plus qu’un buzz, tout un concept à décliner – En fait, difficile de tester le Bulletproof Coffee sans passer par le site américain (ou les boutiques aux Etats-Unis) et acheter les différents produits de la marque. Dave Asprey le répète : la qualité des ingrédients est ce qui garantit l’efficacité de l’expérience. Ne pas acheter ses produits, c’est donc le risque de ne pas voir tous les effets bénéfiques promis. Alors pourquoi ne pas faire confiance à Dave Asprey ? Lui-même a perdu du poids, a résolu ses problèmes de concentration et mène apparemment une vie enrichissante depuis qu’il prend du Bulletproof Coffee.
Le succès du Bulletproof Coffee tient à un story-telling aussi grossier qu’une réclame du télé-crochet – malgré tout efficace. C’est après un voyage, semble-t-il, des plus initiatiques dans les hauteurs du Tibet qu’Asprey aurait découvert les bienfaits du thé au beurre (po cha) sur son lui-même. La boisson lui aurait permis de ne pas souffrir du mal de l’altitude. Revenu dans la Silicon Valley où il travaillait, il a alors testé différentes méthodes pour continuer à consommer cette boisson améliorant ses capacités. En véritable bio-hacker, il a expérimenté sur lui-même les effets de son produit jusqu’à tenir quelque chose de convaincant. Il décide alors de vendre son Bulletproof Coffee.
Asprey utilise en vérité cette évocation du Tibet comme une captatio benevolentiae pour séduire des consommateurs déjà intrigués par un pays fantasmé et synonyme (dans l’imaginaire social) de méditation et de paix intérieure retrouvée. Mais boire un Bulletproof, ce n’est pas soutenir la cause de l’indépendance tibétaine. La preuve en est : cette boisson ne dérange en rien les relations diplomatiques entre les Etats-Unis et la Chine. Aucun ingrédient ne provient de cette région du monde et la recette a de toute façon été tellement adaptée qu’un habitué du thé tibétain ne la reconnaitrait pas. Le Tibet est un argument marketing pour l’image de la marque.
Pour adapter le thé au beurre de yak rance aux goûts américains, Asprey a « édulcoré » le thé au beurre de départ pour en faire une boisson appréciée. En effet, le po cha (ainsi que son cousin mongol, le süütei tsai) est normalement préparé avec du beurre de yak rance… Il dégage une forte odeur qui surprend les narines de ceux qui n’y sont pas habitués. Asprey remplace alors le beurre de yak rance par du beurre doux d’une vache nourrie à l’herbe, expliquant que ce beurre serait meilleur pour la santé sur le long terme. Il remplace également le thé par du café en justifiant ce changement comme un choix personnel lié à à un vieux souvenir : « J’ai décroché mon premier A à l’université le semestre où j’ai découvert l’expresso ». Asprey peut alors garantir grâce à la caféine que sa boisson sera énergisante. Et il s’assure que les buveurs passeront par son intermédiaire pour se fournir, puisqu’il est bien difficile de se procurer du « beurre doux de vache nourrie à l’herbe » en grande surface.
Un mug de café au beurre (préparé avec un beurre seulement biologique mais qui ne provient a priori pas d’une vache nourrie à l’herbe) représente 400 calories, soit un copieux petit déjeuner. Le succès aux Etats-Unis du Bulletproof Coffee révèle un changement dans les modes de consommation des Américains : c’est accepter que le gras n’est pas l’ennemi n°1 en matière de nutrition et de perte de poids. Mais ce n’est pas pour autant que ce produit est à voir comme la panacée contre l’obésité et les troubles de l’attention …
Aujourd’hui, la boutique en ligne des produits Bulletproof va jusqu’à proposer des produits d’entretien de la maison et des appareils high-tech permettant de surveiller ses paramètres corporels. Le site entend former une communauté d’utilisateurs : le blog Bulletproof propose des podcasts, des vidéos et un forum très fourni où les adeptes peuvent échanger. Une newsletter vient quasi-quotidiennement rappeler le Bulletproof coffee aux bons souvenirs de ceux qui pourraient l’avoir oublié.
Lucie Cheyer est membre du Food 2.0 LAB et étudie dans le Master Alimentation et Cultures Alimentaires de l’Université Paris Sorbonne.