Le soleil chauffe, le rosé coule, le poisson grille, les corps bougent (ou pas), les cerveaux sommeillent (ou pas). Et les questions essentielles ne manquent pas de surgir au moment de préparer le repas: faut-il que je sale l’eau de cuisson des crabes pour accélérer l’ébullition? Est-ce bien raisonnable de manger des huîtres à cette période? Ne suis-je- pas en train d’intoxiquer ma famille avec ces côtelettes grillées au barbecue? Pourquoi mon tzatziki est-il aussi amer? Reconnectons quelques neurones le temps de cuisiner, avant de repasser en mode oisif, les pieds sous la table et les coudes en dehors.
Ah, la fraîcheur revigorante du concombre, LE légume que l’on dégaine sous la canicule. En lamelles dans une salade, râpé dans un tzatziki, voire en rondelles dans un pichet d’eau bien fraîche dont, parait-il, il exacerbe le pouvoir rafraîchissant, comme la menthe. Bon, la menthe, ça se comprend: les feuilles renferment du menthol, molécule qui a la propriété d’activer des canaux présents à la surface de notre langue, “piégeant” notre cerveau en lui envoyant une information de fraicheur qui n’est pas effective. Mais le concombre? La recette est populaire, mais l’effet réel reste à prouver.
En attendant, vous rentrez du marché, très fier de ce petit concombre un peu rabougri que vous avez déniché chez ce petit producteur bio, qui n’a rien à voir avec ces concombres lisses et géants que l’on trouve au supermarché. Vous l’avez épluché, découpé et assaisonné avec tendresse. Mais le verdict populaire est implacable: votre salade de concombre est amère, les convives les plus polis mangent gentiment, les moins polis (et les plus jeunes) repoussent la chose qui n’a pas le bon goût des concombres de la cantine.
En effet, selon les variétés, le concombre renferme plus ou moins de substances amères, concentrées principalement sous la peau et dans la partie proche du pédoncule (la partie accrochée à la plante). D’où une première précaution qui consiste à l’éplucher; et une deuxième qui consiste à se débarrasser de la partie trop proche du pédoncule. Une croyance populaire veut que le simple fait d’éplucher un concombre à partir du pédoncule fasse circuler l’amertume dans tout le concombre rendant l’intégralité de celui-ci amère. Cela demande à être testé.
On préconise parfois de faire dégorger les concombres dans du sel afin de leur faire rendre de l’eau et d’amenuiser leur amertume. Une autre technique encore plus radicale est la traite du concombre: il s’agit pour cela de couper l’extrémité du concombre (côté pédoncule), presser le plus fort possible vers l’extrémité coupée en enserrant le concombre avec ses doigts tout en frottant l’extrémité coupée avec l’autre bout coupé (notez toute la technicité du geste), ceci afin de faire apparaitre une légère mousse blanche soi-disant porteuse de l’amertume du concombre. Quel boulot.
Devant tant d’efforts dépensés pour une simple salade de concombre, le génie agroalimentaire a eu pitié de nous, et a fait ce qu’il sait faire le mieux: ajuster le goût des végétaux en produisant des sélections variétales ad hoc ; ici en l’occurrence, des concombres peu amers, croquants et ayant peu de graines centrales. L’histoire est ancienne, car le concombre, tout comme tous les cucurbitacées que nous avons aujourd’hui sur nos tables, est le fruit d’une longue domestication qui remonte à plus de 3000 ans, époque où le concombre (Cucumis sativus) poussait naturellement au pied de l’Himalaya, avant de se diffuser dans toute l’Asie (la Chine étant de loin le principal pays producteur aujourd’hui) et en Europe. Au fil des sélections, le concombre a perdu ses graines et son amertume.
Pour les graines, c’est facile, il a suffi de développer des variétés parthénocarpiques, les boutons floraux engendrant alors des fruits sans pépins. Pour l’amertume, il a fallu favoriser les espèces pauvres en cucurbitacine, substance amère qui aide la plante à se défendre contre les herbivores. Pour cela, les semenciers ont pris l’habitude de sélectionner les plants les moins amers, comme le concombre star des étals (plus de 80% des concombres consommés en France), le concombre hollandais, variété aussi longue et lisse… qu’insipide. Ce dernier possède en effet un gène “bitter free” qui empêche la plante de synthétiser la cucurbitacine. Problème: c’est cette même cucurbitacine qui est censée être en grande partie responsable des propriétés bienfaitrices du concombre sur notre santé.
Du coup, la question est posée: à part pour son effet rafraichissant et désaltérant (le concombre contient plus de 95% d’eau), y’a-t-il encore un intérêt nutritionnel à manger du concombre ? En effet, le concombre étant plutôt pauvre en vitamines et minéraux, son principal atout santé provenait justement de sa concentration en cucurbitacine dont les propriétés anti-inflammatoires et anti-cancéreuses sont bien caractérisées (du moins in vitro).
Moralité : si vous souhaitez bénéficier des atouts santé du concombre, optez pour l’amertume !
Christophe Lavelle est chercheur au CNRS et au Muséum National d’Histoire Naturelle, à Paris. Il est également formateur à l’ESPE pour les professeurs de cuisine et co-fondateur du Food 2.0 LAB.