Tout a débuté samedi 28 octobre quand Thomas Baekdal, un journaliste américain remarque la présence d’une anomalie sur l’émoji burger de Google et tweete aussitôt : « Je pense que nous avons besoin d’avoir une discussion sur la façon dont l’emoji burger de Google place le fromage en bas du burger, alors qu’Apple le place au-dessus ».
L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais après plus de 17.000 retweets et de « like », l’information est remonté jusqu’aux oreilles de Sundar Pichaï, le patron de Google, qui entre dans la conversation et tweete à son tour : « Dès lundi, nous abandonnerons tous nos projets en cours pour s’occuper de ce problème… » ! Oui les émojis sont une affaire sérieuse : derrière les petits icônes qui peuplent les claviers de nos smartphones se livre une bataille discrète pour le codage et la conquête de nos émotions – à la fois visuelles et instantanées. La mise en circulation d’un nouvel émoticône est soumise à l’imprimatur du “Consortium Unicode” qui approuve ou rejette ces “hiéroglyphes” symboles d’une nouvelle Pop culture.
Car les émoticônes constituent presque un langage. Tyler Schnoebelen, linguiste, a travaillé sur les émojis à Stanford : pour lui, les émoticônes sont l’équivalent écrit du langage corporel (body language) : « dans un ‘texto’ vous êtes moins expressif si vous n’avez pas recours aux émojis ». Les émoticônes permettent de mieux vous exprimer, inclure vos émotions, créer un style personnel. Aujourd’hui, l’usage des émoticônes est tel, qu’on imagine des algorithmes de “deep learning” collecter en masse et analyser en temps réel les flux d’emojis sur nos smartphones, pour mesurer (quantifier) l’état d’esprit du moment, “l’air émotionnel du temps” ou la joie de vivre à Paris, New York ou Tokyo. Il est déjà possible de suivre sur “emojitracker” le déluge des émoticônes qui circulent en live sur Twitter.
Les émojis qui expriment par l’écrit nos émotions, un clin d’œil, un ton de voix, une gestuelle, sont-ils les mêmes aux Etats-Unis, en Europe ou au Japon ? Une équipe de chercheurs des universités d’Hokkaido (Japon) et d’Alberta (Canada) dirigée par Masaki Yuki, ont analysé comment japonais et américains déchiffrent les expressions faciales. La conclusion est claire : les américains se concentrent sur les lèvres, les japonais sur les yeux. De fait, les émoticônes occidentales affichent une grande variété de bouches, les émoticônes japonaises (kaomoji) présentent une grande variété d’yeux. Les anthropologues savent depuis longtemps qu’au Japon comme en Corée du Sud, les codes de la beauté accordent une place prépondérante aux yeux, qui concentrent les émotions. En Occident, ce sont les lèvres, leur dessin, leur épaisseur, leur couleur qui font l’objet de toutes les attentions.
Ce qui explique qu’au Japon, la chirurgie des paupières (blépharoplastie) asiatiques, double eyelid en anglais, est le numéro un des demandes de chirurgie esthétique : c’est une intervention relativement simple qui vise à repositionner le pli des paupières supérieures chez un patient. Pour les japonaises, l’objectif est moins d’occidentaliser le regard que de « l’embellir », de dessiner des yeux plus en amande, un regard plus ouvert, plus séduisant, “cute (kawaii)”. Aux Etats-Unis comme en Europe, c’est la chirurgie esthétique des lèvres (lipoplastie, lifting des lèvres supérieures, filling) qui arrive en tête des demandes.
Revenons aux comportements alimentaires : si le choix des émoticônes signalent nos émotions, qu’en est-il de nos émotions alimentaires ? Que disent les “emojis food” ? En bref, deux points : – primo, la place prépondérance des “plats- icônes” (pizza, burger, sushi, hot dog, ramen, taco, sandwich) symboles d’une “cuisine d’assemblage”, rapide, pratique, populaire, notamment chez les millennials grands consommateurs d’émojis ; – secundo, les “émojis food” dessinent une vision “individuelle” des pratiques alimentaires (bowl, bento box, cup, mug) et nous disent aussi toute l’ambiguité de manger “seul ensemble”.
Richard C. Delerins est anthropologue specialiste des comportements alimentaires, chercheur à l’ISCC (CNRS) et cofondateur du Food 2.0 LAB. Il a publié récemment « La Révolution Food 2.0 en Californie : cuisine, génétique et big data », in L’Alimentation demain, CNRS Editions, 2016.