Petites et grandes leçons des dystopies alimentaires : l’Art de la table selon les « Cités Obscures »

3e98b474011ce2b45727d8cbbf8b33d5L’actuelle exposition Machines à dessiner, proposée par le Musée des Arts et Métiers et dédiée à l’œuvre et au travail des artistes François Schuiten et Benoît Peeters, est une belle occasion pour envisager l’art du dessin comme une médiation singulière des cultures alimentaires, d’ici et d’ailleurs mais aussi de demain, … du moins de ‘Demains’ soit utopiques, soit dystopiques.

Si l’art de la table n’est pas vraiment au cœur des 13 albums des deux auteurs (l’un dessinateur, l’autre scénariste), il n’en est pas moins présent, se donnant à découvrir indices après indices, motifs après motifs. Un ‘art’ qui apparaît emblématique de la civilisation urbaine des Cités et de leur diversité : Alaxis, Armilia, Brüsel, Calvani, Mylos, Urbicande,… autant d’univers parallèles qui font écho à d’autres Cités imaginaires, d’abondance ou de frugalité. Celles, utopiques, de Charles Fourier (beau frère de l’auteur de la Physiologie du Goût ou méditations de gastronomie transcendante, Brillat-Savarin), celles légendaires d’Italo Calvino, Les Villes Invisibles

Utopie versus dystopie

Si Fourier, ‘inventeur’ de la Gastrosophie, interrogeait les relations qu’entretient la gastronomie avec le commerce et l’économie en vue de participer à l’avènement d’un monde meilleur (cherchant à enrichir, à traduire et à projeter dans l’organisation sociale la pensée de Brillat-Savarin), l’approche des Cités Obscures n’est, quant à elle, pas véritablement politique au sens de proposition d’un modèle possible. Elle serait plutôt singulièrement « politisée » : le végétarisme est dominant dans la plupart des Cités (et notamment à Calvani); l’art culinaire y repose sur un nombre réduit de denrées mais se fait inventif dans ses processus : la qualité d’un cuisinier s’y évalue selon la variété des mets et des plats qu’il peut préparer à partir d’un seul aliment et selon l’inventivité des modes de cuisson qu’il est capable de 9782203120143maîtriser. Pour exemple, la cuisine du pigeon (volaille urbaine par excellence) : il peut être servi cru, bouilli, rôti, braisé, grillé, fumé, séché… mais aussi glacé, râpé, moulu ou encore liquéfié. La richesse du vocabulaire de la cuisson prend le pas sur celle des mets. La capacité à rendre un aliment méconnaissable (et surtout quand il est d’origine animale) est typique de cet ‘art’ gastronomique.

Si Fourier prônait la gastronomie comme projet de société (pour satisfaire le goût naturel de tous pour ce qui est bon), Schuiten et Peeters dessinent au fil de leur œuvre une toute autre approche : ils suggèrent discrètement la disparition de nos cultures alimentaires, du moins des valeurs qu’elles portent ; ils explorent nos craintes de la mise à mal de la diversité gastronomique et suggèrent à peine, sans chercher à la résoudre, la nécessité d’un renouvellement. Dans leurs Cités, seules quelques recettes de notre monde ont survécu (grâce à deux ouvrages anciens rapportés par des voyageurs) et ont été  adaptées (ainsi la recette du Canard à l’orange).

Le Guide des Cités

guide-des-citesUn guide, Le Guide des Cités / les Cités obscures (réédité par trois fois – Casterman), nous permet de questionner et de visualiser plus avant cet ‘art de la table’: au fil de plus de 300 illustrations inédites et d’un grand nombre d’informations,  le lecteur peut appréhender de manière globale l’univers des Cités Obscures; outre les cartes des Cités, des chronologies, une évocation de la faune et de la flore, des Sciences et des Beaux arts, cet ouvrage propose diverses précisions sur la cuisine et sur les vins (ainsi on y découvre des étiquettes de vins locaux provenant de Xhystos et Calvani – où l’on produit un mousseux rouge) mais aussi sur les fêtes et les spectacles.

Ce guide de voyage fantaisiste nous invite à réfléchir à la place actuelle de l’alimentation dans la bande dessinée mais aussi, plus avant, dans les récits d’anticipation. Si les utopies proposent des modèles alternatifs porteurs d’espérances et synthétisent souvent nombre de travaux scientifiques d’une époque, les dystopies sont des récits de fiction basés sur les craintes humaines et dépeignant une société organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur. C’est un sous genre de la Science-fiction qui, anticipant des dérives de la société, propose un monde parallèle, en rupture complète avec le présent, cherchant à influencer tant nos imaginaires collectifs que nos réflexions prospectives.

Certains titres marquent notre mémoire littéraire et cinéphile : Le meilleur des mondes possibles de Aldous Huxley (1932), 1984 de Georges Orwell (1949) ou encore Ravage de René Barjavel (1943).

Manger demain : invitation à la fiction

Dans nos sociétés en crise et faisant commerce de la peur, les dystopies et les utopies retrouvent une place privilégiée: elles questionnent plus ou moins radicalement nos systèmes alimentaires et ceci selon diverses modalités littéraires et filmiques (de Soleil Vert de Richard Fleischer – adapté du roman d’anticipation d’Harry Harrisson – à Hunger Games de Suzanne Collins).

Si les premières font écho aux crises alimentaires contemporaines, se contentant d’explorer nos craintes, les secondes peuvent formuler l’hypothèse (plus ou moins aboutie) d’autres cultures alimentaires, culinaires et gastronomiques. En cela, elles participent ou peuvent participer ensemble à dessiner notre avenir alimentaire. Manger demain, pour le meilleur et pour le pire …

Dominique Pagès est membre du Food 2.0 LAB et enseignante-chercheure au Celsa-Paris Sorbonne, Laboratoire GRIPIC.

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