« Le bifteck, écrit Roland Barthes en 1956, participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le cœur de la viande, c’est la viande à l’état pur … le sang y est visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois ». « Manger un bifteck saignant, poursuit Barthes, représente donc à la fois une nature et une morale » (Mythologies).
Les usages linguistiques sont des “marqueurs” des comportements alimentaires. On oublie trop souvent que le mot viande dans son sens premier et étymologique ne désignait pas la chair des animaux dont on se nourrit. Au Moyen âge et jusqu’au XVIIIe siècle, le mot viande (du latin vivenda) désignait « tout aliment qui entretient la vie ». Dans Le Viandier de Taillevent, l’un des plus anciens livres de cuisine française datant du XIVe siècle, le mot viande désigne toutes sortes d’aliments. Ce n’est qu’au XIXe siècle, avec l’essor de la bourgeoisie, de l’industrialisation de l’économie et des modes de production, que dans la langue française, le mot “viande” se met à designer presque exclusivement la chair des animaux destinés à la boucherie.
En posant l’équivalence entre “chair” et “viande” (“aliment qui entretient la vie”), le français a implicitement “idéalisé” et “glorifié” linguistiquement la chair des animaux de boucherie dans les pratiques de consommation, désignant de fait la “viande rouge” (le bœuf) comme l’aliment par excellence.
Ici, la France se distingue des pays Latins comme l’Italie, l’Espagne ou le Portugal, qui ont conservé jusqu’à aujourd’hui l’usage du mot “chair” (“carne”) pour designer la viande. En revanche, l’anglais meat avant de signifier la “viande”, avait également un sens plus générique et voulait dire “aliment”, “nourriture” (food) ou désignait le repas (“we have talked at meat with this stranger“).
Prenons le mot “bifteck” par exemple : il apparaît dans la langue française dans les années 1820. Alexandre Dumas lui consacre un article de son Grand Dictionnaire de cuisine : “Je me rappelle, écrit-il, avoir vu, après la campagne de 1815 où les Anglais restèrent deux ou trois ans à Paris, naître le bifteck en France”. Peu après, “nous lui donnâmes son certificat de citoyenneté”.
On peut désormais suivre facilement la progression de l’usage du mot “bifteck” dans la langue française à partir du corpus “Google Ngram”. Cela nous indique, par exemple, qu’aux XIXe et XXe siècles, le statut culturel et social de la “viande rouge” (du bœuf) en France est plus proche de celui des Etats-Unis et de l’Angleterre que des pays Latins. Ce n’est donc pas tout a fait un hasard si la langue française a emprunté (avec succès) à l’anglais les mots “roastbeef”, “beefsteak”, “bifteck” !
Richard C. Delerins est anthropologue specialiste des comportements alimentaires, chercheur à l’ISCC (CNRS) et cofondateur du Food 2.0 LAB. Il a publié récemment “La Révolution Food 2.0 en Californie : cuisine, génétique et big data”, in L’Alimentation demain, CNRS Editions, 2016.