« Squid-ink Oyster Bao » : Une conversation avec Tracy Chang

Parcours peu commun que celui de la cheffe américaine Tracy Chang. Etudes de médecine, finance, les premiers tâtonnements sont formateurs: c’est vers la cuisine qu’elle se tournera. De Boston à Paris, puis San Sebastian, Tracy veut tout voir. Fin de l’histoire ou début de l’aventure ?

De retour à Boston, elle co-fonde Guchi’s Midnight Ramen, un restaurant éphémère devenu culte, avant d’ouvrir son propre établissement en 2017. PAGU est né et peut désormais faire découvrir à ses clients la cuisine d’une cheffe autant partagée entre son expérience internationale… et l’héritage de sa grand-mère.

Interview exclusive avec Tracy Chang pour le Food 2.0 LAB

Food 2.0 LAB : Rembobinons le fil de votre carrière. Comment en êtes-vous venue à ouvrir votre propre restaurant ?

Tracy Chang : Ma grand-mère tenait un restaurant quand j’étais enfant. J’ai de très beaux souvenirs de cette époque. De manière assez évidente, je me suis dit qu’en ouvrant le mien, j’allais retrouver l’ambiance chaleureuse, l’excellente nourriture, la gentillesse des employés et des clients. J’avais moins de dix ans, les souvenirs que j’en ai sont évidemment très positifs… même si je n’étais pas vraiment en mesure, alors, d’en appréhender les aspects négatifs !

F.L. ; Si vous avez créé votre établissement en vous inspirant de votre grand-mère, vous y mettez surtout beaucoup de vous-même…

T.C. ; Ouvrir un restaurant en 2016 n’est en effet pas la même chose que de le faire en 1988, de même qu’exercer une carrière de chef ou de restaurateur. Je pense que c’est pour cette raison que j’ai pu convaincre ma famille qu’il ne s’agissait pas d’un simple hobby, et qu’une carrière dans ce domaine avait une réelle valeur.

Comprendre son époque

Le « squid-ink oyster bao », le plat-icône de Tracy Chang et de son restaurant Pagu

F.L. : On vous définit souvent comme une cheffe millennial. Que vous inspire un tel qualificatif ?

T.C. : A vrai dire, pas grand-chose. Même si je suis née en 1987, je me considère davantage comme une grandmère, ou disons plutôt “une vieille âme” (rires).

F.L. : Tenez-vous compte des évolutions actuelles des modes de consommation ?

T.C. : Je pense que notre restaurant rencontre le succès justement car nous sommes à l’écoute de nos clients. Bichonner notre menu, nos produits ou la manière de recevoir, c’est bien. Mais cela ne peut marcher que si l’on sait ce qui se passe ailleurs. Qui plus est dans le cas d’un restaurant comme le nôtre qui compte une centaine de couverts ! Si l’on ne servait que 10 ou 20 couverts, on pourrait peutêtre appliquer des règles plus strictes : «Ici on ne sert qu’un seul plat, et on ne paie qu’en espèces». Mais notre clientèle est diverse et les attentes varient d’un client à l’autre : certaines personnes mangent en quarante minutes tandis que d’autres peuvent rester entre deux et trois heures ; nous avons des personnes seules ou en groupes ; certaines sont végétariennes ou vegans, d’autres ont des intolérances alimentaires ou des allergies, d’autres encore ne mangent que de la viande et des pommes de terre… Si l’on souhaite les avoir dans notre établissement, il faut être capable de faire plaisir à tout le monde.

F.L. : Pensez-vous que les gens mangent désormais de manière plus consciente ?

T.C. : Bien sûr ! Et Cambridge (Massachussetts) est un excellent laboratoire pour l’observer ! J’en parle souvent avec des amis et des confrères. Comme beaucoup d’entre eux, je ne pense pas que nous soyons face une tendance éphémère. Les gens veulent savoir ce qu’ils mangent et les conséquences qu’a leur alimentation sur leur métabolisme. Il m’est arrivé par le passé de travailler avec des personnes qui ne croyaient pas que les clients puissent vraiment être allergiques. Je trouve ça contreproductif… et dangereux.

Plus généralement, j’ai l’impression que nos clients ont développé une véritable érudition pour la nourriture : quel que soit le produit, ils veulent toujours savoir son origine, la manière dont il a été produit. Et je constate que le phénomène a aujourd’hui tendance à s’étendre aussi aux vins.

F.L. : En tant que chef, que vous inspire ce penchant des mangeurs à photographier leurs plats en permanence ?

T.C. : Je pense que l’on pourrait parfois faire beaucoup mieux si l’on modifiait l’éclairage ! Plus sérieusement, quand je vois les gens prendre des photos, je me dis que c’est une marque d’intérêt pour ce que l’on fait, et qui l’on est. Cela leur permet de garder un souvenir et de le partager avec leurs contacts sur les réseaux sociaux. Le partage de contenu m’apparaît plutôt comme un prolongement de leur relation avec le restaurant : c’est leur manière d’applaudir. N’oublions pas que nous travaillons dans une profession où les échanges peuvent être rares. Une fois la tâche accomplie, le personnel retourne en coulisse. L’idée d’avoir une cuisine ouverte est, pour nous, un moyen de favoriser les échanges entre les cuisines et la salle.

F.L. : Ces nouveaux médias, comment les utilisez-vous ?

T.C. : Lorsque je suis entrée dans la profession, tout ça n’existait pas encore. Puis, un jour, Twitter, Facebook et Instagram ont fait leur apparition. À l’époque, je tenais un restaurant temporaire et je dois dire que leur utilisation m’a donné un sacré coup de pouce ! Les photos que mon équipe et moi partagions de nos ramens nous a permis de nous faire connaître par un public qui commençait à découvrir juste les réseaux sociaux. La question aujourd’hui ne se pose plus : ils font partie de notre travail et nous donnent la possibilité de communiquer avec notre communauté.

Fusionner tradition, innovation… et pop culture

F.L. : Comment définiriez-vous la cuisine que vous servez chez PAGU ?

T.C. : J’entends souvent dire que notre cuisine est la fusion d’inspirations espagnole et japonaise. C’est un peu réducteur et finalement assez stérile. Si le plat est bon, pourquoi essayer de le raccrocher à tout prix à une cuisine quelconque ? Le concept de PAGU est très simple : donner aux gens l’envie de venir parce qu’ils sont convaincus que ce que l’on propose est bon. Certes, les cuisines espagnoles et japonaises sont importantes dans mon parcours… tout comme le sont, aussi, les influences taïwanaises et thaï. Ce n’est pas un hasard si le bao de poitrine de porc est notre plus grand succès ! Cette mixité reflète mon parcours et mon héritage culturel.

F.L. : Vous avez étudié la pâtisserie à Paris. Dans votre travail quotidien, piochez-vous dans votre formation française ?

T.C. : Ce que je retiens de mon séjour en France, c’est essentiellement de la technique, notamment dans la pâtisserie. Mais j’ai aussi appris de la culture française la façon qu’ont les Français d’apprécier la nourriture, le temps dédié à la cuisine et le fait de partager tous ensemble un repas.

F.L. : Certains de vos plats ont une esthétique très « pop »…

T.C. : C’est possible… mais sans jamais oublier la tradition ! Sans elle, une tendance quelle qu’elle soit est condamnée à être éphémère. Le « Pork Belly Bao » que nous servons est un très bon exemple. Nos efforts pour le rendre appétissant, « pop » comme vous dites, concerne un plat classique de la street food de Taïwan. Sans tradition, pas d’innovation !

« Aujourd’hui, pour qu’un plat soit désirable, il faut qu’il soit instagramable »

F.L. : Depuis quelques années, la couleur rose a fait son apparition dans le monde de la cuisine. Y êtes-vous sensible ?

T.C . ; Aujourd’hui, pour qu’un plat soit désirable, il faut qu’il soit instagramable. Les couleurs vives comme le rose deviennent essentielles pour nous les chefs car elles permettent d’attirer l’attention des mangeurs. Quand nous avons par exemple créé notre « squidink oyster bao », nous avons joué sur le contraste entre la couleur noire du pain vapeur et le rose éclatant du chou mariné qui accompagne l’huître croustillante. Pareil pour notre yaourt glacé et fumé à l’igname violette, ou nos cocktails à base d’hibiscus. Donc oui, chez PAGU, nous aimons le rose !

F.L. : Vous considérez-vous comme une chef innovante ?

T.C. : Parfois (rires). Paradoxalement, ma créativité s’exprime moins au restaurant qu’avec mes amis. C’est quand je cuisine avec eux que je me sens curieuse, que de nouvelles idées me viennent, et que je pense à de nouveaux plats. Plutôt que de dire : «je reviens de Lisbonne et j’ai eu une super idée après avoir mangé dans tel quartier…», ce sont davantage les gens autour de moi qui m’inspirent, des scientifiques, des enseignants, des étudiants, des artistes, des entrepreneurs, des gens qui travaillent dans le secteur de la High Tech…

F.L. : Vous parlez de High Tech. Que pensez-vous de ces viandes végétales qui se développent actuellement ?

T.C. : A titre personnel, j’ai essayé deux marques populaires sur le marché américain, Beyond Meat et Impossible Burger. Pour l’un comme pour l’autre, je dois avouer que je n’ai pas eu « le grand déclic ». Je ne sais même pas si je vais réessayer. Quant à les proposer chez PAGU, ce n’est pas pour demain !

L’intérêt qu’ont suscité ces innovations, un peu comme celui provoqué par les produits à base de cannabis, a peut-être mis la transparence au second plan. Je suis partagée entre vouloir prendre du plaisir à tester un nouveau produit, et le doute de savoir ce que c’est, comment c’est transformé et si c’est finalement sain. Je ne partage pas vraiment l’enthousiasme actuel et je pense que le gouvernement va être obligé de mettre en place une régulation plus stricte du secteur.

F.L. : Quelle place accordez-vous à la transmission ?

T.C. : Paradoxalement, je cuisine bien plus lorsque je ne suis pas au restaurant ! En réalité, j’adore cuisiner avec d’autres personnes. Certains clients sont devenus des amis avec qui je cuisine régulièrement et qui n’hésitent pas à me demander des conseils. Cela se termine souvent sous forme de dîners chez les uns ou les autres que je considère finalement comme des ateliers. On cuisine alors tous ensemble pour faire le meilleur taco, ou la meilleure soupe, et il nous arrive parfois de poursuivre ces challenges en organisant ces évènements directement au Pagu. Et lorsqu’on aboutit à un résultat intéressant, nous n’hésitons pas à les mettre au menu du restaurant !

Interview réalisée par Cyprien Rose pour le Food 2.0 LAB – Paris.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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